9 Novembre 2016. Un mois froid et humide, des nouvelles peu réjouissantes. Les filles- Jasmine, Rivka, et les deux Maries sont un peu tristes et fatiguées des nouvelles du petit matin, outre-Atlantique. Arturo Ui, là-bas. Et ici, lutter contre les ombres qui montent…
Alors qu’ici s’annoncent des commémorations qui font encore un peu trembler, un mois qui respire mal, novembre à Paris, passer sous terre sous l’écho des massacres aux stations de métro, emmener entre deux trains les filles rue des Rosiers boire un thé et manger un morceau de Cernik chez Finkelstajn et leur montrer les plaques, tout le petit arsenal du souvenir des rues, ces plaques si sages, si lisses, qui disciplinent la violence de ce qu’elles commémorent, – on passe de gare en gare, libre, et puis on prend des trains, qui transportent des gens libres entre la France, l’Allemagne, le Benelux. Des Ardennes longées, des langues croisées, de plats pays et des fleuves traversés. Les frontières sont ouvertes, encore. Pas de mur à l’horizon. L’Europe, encore, une terre de paix, – À 16h, sous la pluie et déjà les décorations de Noël, nous arrivons à Düsseldorf, la ville de Heinrich Heine (qui a écrit « Enfant perdu », poème allemand au titre français du poète contraint à l’exil, poème sur la résilience), la ville de Simha Arom.
Doch fall ich unbesiegt, und meine Waffen
Sind nicht gebrochen – nur mein Herze brach
(mais si je tombe, c´est invaincu, et mes armes/ne sont pas brisées- seul mon cœur se brisa)
– trouver notre hôtel et s’y poser sans traîner, reprendre la Carlstraße- dont nous apprendrons plus tard que ce n’est pas seulement la rue de notre hôtel et de celui du réalisateur mais aussi l’adresse d’enfance de Simha- puis trouver notre chemin sous les gouttes jusqu’à la vieille ville, die Altstadt, où nous avons rendez-vous avec Simha avant la projection du film, –
et se tenir là, à Düsseldorf, sous les guirlandes, entre les vitrines riches et dorées de la Kö (la Königstraße, les Champs Elysées de cette grande ville rhénane) ce 9 novembre, Mühlenstraße, 78 ans après une nuit de boue plus que de cristal, parce qu’une ville et des écoles honorent un homme obligé de voir à 8 ans que les braves gens de sa ville regardaient en riant des uniformés jeter les affaires de sa famille et des autres par les fenêtres des maisons –tellement d’affaires accumulées sur la chaussée avant d´être brûlées que le lendemain, le tramway ne pouvait pas passer dans le centre ville-, un homme chassé de son pays à 10 ans, en fuite avec sa famille (tenir dans ma main le cadeau de cette photo de la famille Arom, quel nom, quels visages, tenir dans ma main mon cœur qui se brise dès que des enfants et leurs familles me rappellent combien la vie est fragile et l’amour tenace), la Belgique d’abord, et puis la France parce qu’en France on sera en sécurité, puis arrêté par une police bien française et interné à Rivesaltes, puis sauvé encore avec ses parents et son frère grâce à la pneumonie du frère, puis caché à Moissac, un village de Justes comme Dieulefit et le Chambon, séparé à 11 ans de ses parents assignés à résidence à Aiguebelette, puis en visite chez eux pour son anniversaire le 16 août 1943, se faire arrêter et être sauvé par son père qui le jette hors d’un bus – parce que la police française, magnanime, ne voulait pas séparer un enfant de ses parents d’un convoi qui mèneraient ces derniers dans les plaines de Silésie se faire transformer en lait noir de l’aube par les machines à tuer d’Auschwitz – (penser toujours à ce geste atroce et sublime d’un père, d’une mère, Mamelé, l’arrachement ultime, jeter son enfant loin de soi pour lui sauver la peau, et si mon cœur se brise je ne le retiens pas) – ce petit gars qui se sauve encore et rejoint son frère, les deux frangins que sauvent des éclaireurs du Sud-ouest, et l’un, le grand, qu’on évacue vers la Suisse, alors que lui, Simha, le petit, à 13 ans il a déjà tellement tout perdu, tellement affreusement grandi, qui se sauve par les Pyrénées vers un bateau qui l’emmène à Haifa. Et là, résilience, il mobilise toutes ses forces, toute son énergie, le vide, la colère des absents, le vide, Mamelé, pour accomplir un rêve : devenir musicien, vivre de musique. Peut-être en cela influencé par son copain d´exil et de survie, son copain du passage des Pyrénées à pied, Jacques Henri, appelé Henri Violon- qui avait bazardé tous ses bagages, sauf son violon. Et par son père, à qui son frère et lui donnaient enfants une base sonore pour chanter des prières à la synagogue. Mamelé, oj Mamelé.
Un thème archi connu, des variations uniques, des histoires de vie, des histoires qui nous sauvent.
« La Shoah », dit dans le film Simha son copain d´enfance Martin Tieder, petit Juif sauvé à Moissac avec ses sœurs, devenu pédiatre, tiens donc, « la Shoah, c’est une maladie d’enfance dont on ne guérit jamais. «
Rencontrer Simha. Avant le film, à son hôtel, la magie de la rencontre après des mois d’échanges par mail, lettres, et coups de téléphone (parfois entre Tbilissi et Cluny!) Rencontrer le petit Simha, 86 ans, professeur émérite au CNRS; mais je vois toujours l’enfant dont la pendule d’enfance s’est arrêtée et l’a projeté dans un monde adulte d’une dureté inconcevable, Simha l’enfant perdu de Düsseldorf, Simha l’orphelin, Simha le musicien, Simha l´ambassadeur de la musique des pygmées Aka, Simha l’ethno-musicologue. Le maître en ethnomusicologie. Rencontre Jérôme, son collègue et ami du CNRS, qui a réussi à convaincre Simha de faire un film pas juste sur son fabuleux travail, mais aussi sur sa vie remplie de déchirures qui laissent passer tellement de lumière. Un film fabuleux, un film qui rend heureux. Un film lumineux.
Rencontrer Simha qui déteste les cérémonies, qui déteste les flonflons et le pathos, qui ne supporte pas d’être au centre ou sous les projecteurs mais qui a accepté de faire ce film sur la résilience. Oui, on peut avoir un début de vie atroce. N’avoir rien, n’être rien, aucune chance de salut, avoir été confronté au pire de la Bête en chaque homme, n’avoir rien et quand même tout perdu- et tenir, survivre, vivre, trouver son chemin vers les autres, la lumière des autres, se construire malgré le traumatisme de toute l’âme et de tout le corps. Et se transformer en oreille du monde. Une oreille sensible, souple, increvable, délicate.
Simha a trouvé la lumière, il a cherché une musique inédite et ancestrale et en a fait profiter le monde. A Jérusalem où il travaillait comme corniste soliste, on lui propose d’aller en Centrafrique, parce que le dictateur de l’époque voulait créer une fanfare. Il fallait de l’aide d’un musicien d´orchestre et un francophone. Simha avait appris le français en se cachant à Moissac. Simha a hésité. Il a discuté avec le docteur Schossberger avec qui il s’apprêtait à commencer une thérapie – pour analyser les causes de ses relations difficiles avec toute forme d’autorité et peut-être commencer à soigner cette « maladie infantile dont on ne guérit jamais » – et au lieu de lui dire « tu fuis ton passé, tu veux te soustraire à la thérapie, reste », ce merveilleux homme, un ersatz de père pour Simha peut-être, lui a demandé « que veux-tu faire ? » et Simha a répondu « j’ai envie d’y aller ». Et le docteur Schossberger lui a répondu « alors fais-le ». Son père l’a fait sauter du bus qui l’emmenait vers la mort. Et son deuxième père a coupé les liens qui ligotent, fabriqué des liens qui libèrent et su créer une rampe de lancement pour Simha et son destin : devenir une oreille du monde.
Simha est parti et a eu, dans sa vie, deux grandes histoires d’amour. Une première avec la musique des Banda Linda et des pygmées Aka rencontrés en Centrafrique, leurs polyphonies, leur arc musical, leurs concerts de trompes. Une musique archi complexe et archaïque, totalement ignorée de l’Occident, et que Simha a rendue immortelle – en l’enregistrant, en l’analysant, en la transcrivant, en la faisant connaître au monde. – Une deuxième avec les polyphonies géorgiennes, à Tbilissi, où il se rend toujours, chaque année en septembre. Avec Sonia.
À côté de Simha il y a Sonia, sa femme, un médecin hors du commun aussi, née en Guyanne, grandie à la Réunion, puis partie chez les Inuits. Docteur du corps et linguiste qui proposa, le soir à Düsseldorf, après le film dans une rôtisserie où nous trouvâmes refuge et où Simha nous invita, Marie, Marie, Rivka, Jasmine et moi, un cours linguistique sur le Géorgien à mes élèves médusées, il y aurait aussi des films à faire sur Sonia !
À côté de Simha il y a aussi ces amis rencontrés, et qui continuent d´aider à répandre la lumière de Simha. Primavera Driessen-Gruber, hollandaise, chercheuse, qui a travaillé – dans une publication appelée Douce France ? sur l´exil des musiciens juifs allemands et autrichiens en France (on connait bien l´histoire des écrivains de l’exil, mais il n’y avait rien, avant Primavera, sur les musiciens, et c’est grâce à Primavera que Simha a pu renouer nombre de liens perdus.)
Et puis à côté de Simha, il y a Jérôme Blumberg qui par son film juste et beau, le choix délicat des plans sur Simha filmé et écouté à toutes les stations de sa jeune vie spoliée, l’accompagnement musical bouleversant, la mise en lumière des voix et des rythmes qui font vibrer et danser, nous donne en toute grâce et en toute légèreté l’envie d’écouter Simha tous les jours et de découvrir les musiques qu’il a sauvées – héritier malgré lui d’une culture qu’on a voulu anéantir, sauvé, Simha a sauvé lui aussi d´autres cultures aussi belles et uniques que la sienne d’un anéantissement plus doux, celui de l’évolution des sociétés et de la disparition programmées des cultures de l’oralité.
Dans l’ancien siège de la police Mühlenstraße 29, il y a aujourd’hui la Gedenk- und Mahnstätte de Düsseldorf, dirigée par Bastian Fleermann. Un musée, un centre de mémoire, de mémoire et d’avertissement (mahnen signifie en allemand mettre en garde, rappeler que les choses n´arrivent pas toutes seules). Dans les sous-sols de ce bâtiment, on retrouve ce qui a servi de geôles, peut-être de caves à torture, un décor étrange qui inspira à Fritz Lang la cave où se tient le procès de M le Maudit.
Simha, Jérôme, Sonia, Primavera, vous rencontrer sous une pluie résiliente aussi, ce 9 novembre 2016 à Düsseldorf, au terme de l’irrésistible ascension d’un risible Arturo Ui outre-Atlantique, tomber un peu beaucoup amoureuse ou amie de vous, de vos voix et de tout votre travail pour rendre le monde un peu moins moche, fut pour nous, pour moi, non seulement une bouffée d´oxygène rédemptrice mais aussi un déclic, aussi évident qu’un coup de foudre : il faut vivre, se battre, ouvrir ses ailes tout le temps, sauver et se sauver, écouter et respecter, suivre l’étoile de ses rêves et l´attraper par l´oreille.
J’aime savoir qu’il y a sur terre, même si nous habitons loin les uns des autres, un réseau, un réseau fraternel et sensible, des gens au côté de qui on voudrait se battre, wenn es hart auf hart kommt. J’aime savoir que vous êtes sur terre, toi, Primavera, à Vienne, toi, Jérôme, tout près d´Amsterdam, vous, Simha, Sonia, à Paris ou à Tbilissi.
Harosh et ses sinistres complices ne t´ont pas eu, Simha.
Et toutes les ascensions de tous les Arturo Ui sont résistibles.
Il faut que chaque enfant croise un Docteur Schossberger : un père qui l’aide à s’élever, à oser ouvrir ses ailes.
Il faut que chaque enfant croise un Simha : un chercheur, un infatigable conteur et travailleur, un créateur qui a réussi à vivre tout en restant un tout petit enfant perdu.
Il faut que chaque enfant croise un Jérôme : un qui sait bricoler de la beauté en captant des sourires, des larmes, la lumière d´un ruisseau de montagne, le cri d’un violon.
Je vous embrasse. Je suis impatiente de vous revoir. Puisque vous viendrez à Cluny, rencontrer nos élèves, parler de vie, de résilience, de musique et projeter votre film.
Catherine Girbig
Texte magnifique et bouleversant…Les commentaires le sont aussi et aident à comprendre l’intensité de ce qui passe entre les acteurs de ce projet…
Quel beau souvenir, quelles belles rencontres, quelles belles personnes, quelle belle leçon de vie… Encore une fois, apprenons à nous relever pour voir plus haut, plus loin, plus beau.
Merci Mme Girbig, pour nous avoir permis de vivre cette belle expérience à vos côtés avec toujours ce petit grain de folie qui vous rend si attachante (on aurait presque envie de faire allemand au lieu d’espagnol), une prof comme il y en a peu.
Merci Simha, pour avoir accepté de nous partager votre histoire… votre goût de la viande et votre bonne humeur ! Quel merveilleux moment ça a été.
Merci Sonia, pour cette leçon de Géorgien, qui, bien qu’inopinée était des plus passionnantes.
Merci Jérôme, pour avoir mis en lumière une histoire si émouvante, une histoire porteuse d’espoirs dans une époque qui en a cruellement besoin.
Merci Primavera, pour votre sourire chaleureux et votre travail précurseur sur les musiciens exilés, merci pour eux.
Merci Rivka, merci Jasmine, merci Marie pour avoir partagé avec moi ces beaux moments, ces beaux souvenirs.
Merci à tous, la fatigue n’était rien face aux fantastiques moments que j’ai passés en votre compagnie.
(Mme Girbig, je vous en supplie, apprenez-moi à écrire aussi bien, ce texte est splendide…)
Magnifique et bouleversant Catherine! Il faut que chaque élève croise une Catherine sur son parcours d’écolier…
Une fois de plus, l’émotion me submerge en te lisant… Merci pour ce message d’espoir!
Et tu vois, un bout de vie de Simha me fait penser à ce film que je viens de voir sur Arte : Cours sans te retourner. Le père qui se sacrifie pour laisser un bout de lui vivre, son enfant. J’ai tellement été bouleversée par ce film que j’ai immédiatement acheté le livre retraçant l’histoire de Yoram Fridman. Mais je pense que tu connais déjà. Nous en reparlerons.
Jurgen, notre fidèle lecteur d’Outre-Rhin, ça vous dit aussi quelque chose ?
J’ai vu ce film, et tout comme toi Chantal, j’ai été bouleversée par ce destin incroyable. Beaucoup de similitudes avec l’histoire de Simha en effet… Et cette faculté de se relever même en ayant vécu le pire… Des histoires effroyables qui laissent cependant place à l’espoir. Cette dimension me parait essentielle dans le message que nous devons partager avec nos jeunes, et c’est ce qui fait, à mon avis, la force du projet « Matricule I et II » : se souvenir du passé, le comprendre, pour pouvoir se construire et construire le monde en intégrant ce réseau fraternel et sensible dont Catherine nous parle si bien! Merci à vous Chantal, Nathalie, Catherine, Fanny… de continuer à faire vivre ce si beau projet!
Oui, Chantal, je connais le livre d’Uri Orlev, mais hélas, je n’ai pas vu le film.
Il est boulevesant, et on le lit aussi dans les cours d’histoire de nos écoles.
Je pense qu’il est grand temps d’échanger quelques livres, et quelques expériences. Donc, à suivre…
Grâce à vous, j’ai découvert des rapports inattendus, mais j’ai également vecu des moments inoubliables. Et avec une équipe comme la vôtre, tout le monde est motivé ! Bonne continuation !
Ja, stimmt, Frau Clergue, der Text ist einfach nur großartig und wunderbar.
Eine Begeisterung, die mal wieder oder wie immer überspringt!
Danke, Cath, dass du mir Bescheid gesagt hattest, so habe ich den Film auch gesehen.
Und bin ganz deiner Meinung! Und werde vorschlagen, dass der Film auch in Duisburg gezeigt wird, mit den Untertiteln, die du (!) mit verfasst hast.
Je ne peux rien ajouter à ce texte. C’est formidable, hallucinant…
Ich habe etwas ähnliches mit Theodor Michael erlebt. Aber ich kann es nicht so toll in Worte fassen. Ich freue mich sehr, dass Léa und Du den Duisburgern im Februar von dem ganzen Projekt erzählen werdet! A bientôt !
Ton texte laisse sans voix tellement il est… magnifique !
Chapeau bas ma collègue !
Et on a hâte de rencontrer celui qui t’a portée, inspirée, émerveillée.