[Poésie] Micheline Maurel. Y-a-t-il des échelons sur l’échelle de la douleur et de la souffrance ?

Texte de Micheline Maurel, extrait du livre de Pierre Seghers « La résistance et ses poètes (France 1940-1945).

« Mon Dieu, je voudrais dire un mot
et pardonnez-moi s’il est dur
car c’était dur
ce que je vais vous raconter

Pour avoir écouté la passion de Jésus
De Jésus qui a souffert quelques jours et qui est mort
Et depuis lors il ne souffre plus.

Voici :
C’étaient des femmes
Et il y avait des hommes aussi
mais je vais vous parler des femmes
parce que je sais mieux

C‘étaient des femmes et il y en avaient des milliers
mais la chose était pour chacune.

Quand je les ai connues,
chacune d’elles avait été injuriée et battue
frappée à la tête, au visage et partout
jusqu’au sang
chacune d’elles avait eu les cheveux arrachés par poignées
et les mains tordues et même souvent brûlées à la flamme.

C‘étaient des femmes
et qui peut-être évidemment n’étaient pas toutes filles de Dieu
ni même enfants de Marie
elles n’avaient pas toutes parié pour le Royaume des Cieux
mais travaillé pour leur pays ou leur parti
ou pour leur homme
elles avaient aidé leurs amis
pensé à des gens et travaillé pour eux
les gens s’étaient lavés les mains
et elles étaient en prison depuis des mois
en prison loin de leur mère et de leur frères
de leurs enfants et de leurs hommes
depuis des mois.

Mais des soldats sont venus les chercher
et les ont fait sortir
les ont emmenées en troupeau vers la gare
et les ont poussées dans des wagons à bestiaux
et les wagons ont roulé vers le nord
pendant deux jours, trois jours ou plus
avec ces femmes
entassées debout sans eau sans air sans pain
les vieilles les jeunes celles qui étaient malades
celles qui étaient enceintes
et tellement serrées que plusieurs dans les wagons déjà sont mortes
et leurs corps sont restés avec les autres
sous les pieds des vivantes
qui souffraient encore.

Enfin les wagons se sont arrêtés on les a ouverts
et les femmes sont descendues
on les a frappées au visage on les a insultées
on les a poussées à coups de bâton sur la route
chargées de leurs valises
et du corps des mortes
Elles trébuchaient sur les pierres et beaucoup sont tombées.
Et ces femmes sont arrivées au lieu dit Ravensbrück.
Un énorme portail s’est ouvert devant elles.
Elles sont entrées en rang cinq par cinq
sur le dernier rang le portail s’est refermé
et ne s’est plus jamais rouvert.

Les mortes ont été brûlées
les vivantes ont été insultées raillées
dépouillées de leurs vêtements tondues déguisées.
Et puis ces femmes ont été menées au travail
et elles ont creusé la terre bâti des murs porté des pierres
porté des poutres
de la première à la douzième heure.
Et ces femmes ont été insultées et battues
battues à coups de bêche à coups de pierre à coups de botte
et de cravache.

Et les geôliers lançaient leurs chiens sur elles
Si elles cessaient de travailler.

Ces femmes ne se sont jamais mises à table pour manger
elles ont eu chaque jour deux gamelles de soupe à l’eau
une tranche de pain et rien de plus.

Ces femmes ne se sont jamais réchauffées devant un feu
elles étaient dehors travaillant
ou debout immobiles punies
pendant des heures
sans chaussures et sans manteaux.

Et Ravensbrück n’est pas en Galilée mais en Allemagne du Nord.
Ces femmes ont été malades et personne ne les a guéries
celles qui étaient paralytiques ont été menées à la chambre à gaz et
brûlées
celles qui mouraient étaient brûlées.

Et celles qui n’étaient pas mortes
continuaient à travailler
de la première heure à la douzième heure
pleines d’ulcères et de fumier
chaque jour insultées frappées
et tombant plusieurs fois par jour.

Et beaucoup mouraient chaque jour
et les autres devaient les dépouiller et porter leurs corps jusqu’au
four.
et cela n’a pas duré trois heures, ni trois jours, ni quarante jours,
mais des mois et des années,
et des années…

Enfin des soldats sont venus délivrer
celles qui n’étaient pas mortes
et ces soldats les ont violées.

P
uis ils leur ont données un peu de pain et les ont renvoyées dans leur
pays.
Ces femmes ont trouvé leur pays ravagé
leurs maisons écroulées ou vides
leurs enfants dispersés indifférents ou morts
leurs hommes avec d’autres femmes.
Et leurs hommes les ont chassées ou répudiées.
et ces femmes ont été dans leur pays ou dans les autres
avec leur corps malade leur faiblesse leur mémoire.

Le Vendredi Saint à la neuvième heure
Jésus est mort et n’a plus souffert.
Ces femmes aujourd’hui mon Dieu souffrent encore
ces femmes ont encore faim ou encore froid
et sont abandonnées et pleurent.

M
on Dieu ces femmes sont là devant vous à genoux
et regardent Jésus assis à votre droite
dans la gloire,

Et ces femmes vous crient ce qu’il vous a crié :
Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonnée ?
Voilà Mon Dieu ce que je voulais dire »

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