Ce qui me frappa dès le début fut mon absence d’émotion, ma froideur antithétique face à la situation, ce flegme imperturbable qui ne me quittait pas et s’enracinait dans mon corps. Je voulais être en émoi, que mon corps soit parcouru de frissons d’effroi en regardant l’inscription « Arbeit macht frei » sur le « portail d’entrée » d’Auschwitz I. Mais il semblait que ma conscience et mon corps n’avaient pas su s’accorder. Mon empathie restait bloquée à mon insu en dehors de mon corps, comme si par peur qu’une fois acceptée, elle soit immuablement acquise et hors de contrôle.
Je comprenais sans ressentir, je saisissais parfaitement la gravité des faits sans les éprouver, j’acquiesçais stoïquement. Pourtant je n’avais la conscience ni libre ni brisée, un amalgame qui me rendait mal à l’aise tant je n’arrivais pas à me définir en ces lieux. Ce fut mon deuxième sentiment, une peur croissante de cette non peur, de cette non pitié, de ce blocage.
Pourquoi n’arrivais-je pas, pourquoi l’absolutisme d’Hitler et la souffrance de toutes ces victimes ne résonnaient pas dans mon corps ? Je voyais des maisons et des allées, des arbres et des trottoirs mais je ne voyais aucun détenu marchant la tête basse, aucun appel matinal qui s’opérait, aucun silence glaçant, aucun orchestre forcé ne jouait dans ma tête ; seuls les murs de fils de barbelés m’incommodaient.
Étrange sensation que d’être emprisonné même s’ils ne servent plus, étrange et pénible. L’oppression des cachots aussi m’incommodait, mais cela ne tenait en rien au fait que plusieurs détenus avaient dû rester ici debout des nuits durant.
C’est de ma mère que je tiens l’angoisse des pièces closes, la claustrophobie. L’horreur, je l’avais lue, je l’avais vue, je l’avais entendue : là je me tenais face à l’une de ses plus imposantes victoires mais mes émotions restaient figées. Il me manquait un déclencheur, une chose, simple, qui aurait su déverrouiller mon corps. L’immensité d’Auschwitz-Birkenau II fut ce déclencheur.
De la cruauté à perte de vue. Une étendue sauvage et silencieuse qui retrouvait vie dans les mots du guide. Les mots sont forts, et progressivement mon imagination, guidée, se construisait. Le décor démoli reprenait peu à peu forme et j’imaginais déjà le bruit ferreux des bogies qui grinçaient tant elles étaient rouillées. Mais soudain plus rien. Le wagon dans lequel ils étaient parqués comme du bétail sans valeur, venait juste de s’arrêter.
Ce qui semblait être des mots retentissait à travers les portes en bois, de l’allemand, oui c’est cela, des mots fugaces en allemand s’échappaient. Mais cette langue n’avait rien à voir avec celle de Beethoven, Goethe ou Kant. Elle était barbare et sèche, réduite à une simple expression du langage, banale et utilitaire, capable d’être comprise par la cargaison polyglotte. Hongrois, Polonais, Français, Italiens, Roumains et d’autres s’empilaient par dizaines dans chaque wagon. Un tel brassage culturel, aujourd’hui, serait certainement dû au tourisme où les échanges sont de mise. Mais, dans ce cas, la communication était prohibée, les regards -même apeurés- étaient prohibés, l’humain était prohibé.
Le nazi, forme ultime de l’inhumanité, coupait l’air en criant avec âpreté. Gauche, droite, « links » « recht », différentes directions pour différentes classes de personnes. Des directions pour les faibles, femmes, enfants, personnes âgées, inaptes au travail, et pour les « forts », hommes capables. Un carrefour directionnel pour déterminer leurs vies, une véritable organisation au sein même de la barbarie.
Un bruit d’eau survint, une flaque. Ce n’était qu’une flaque d’eau dans laquelle je venais de poser le pied. Cette coupure instantanée me ramena brutalement à la réalité, une réalité plus douce. La voix du guide contrastait avec l’histoire ahurissante qu’il narrait et restant sourd à ces horreurs, je me serais volontiers cru dans une simple réserve naturelle.
Le temps moribond et maussade garde enfermée l’histoire d’Auschwitz pour le temps de la visite. Je n’oublierai pas ce jour.
Arthur Petit
Si l’on devait tout ressentir, tout imaginer tout au long d’une telle visite, il y aurait de quoi s’écrouler sur place… Heureusement notre sensibilité avec tous ces paramètres sait se réguler et tout simplement nous protéger. Et, comme dit Mme Chauvot, chacun réagit non pas comme il le veut mais comme il le peut. L’essentiel reste la prise de conscience qui amène à prendre position pour ne pas oublier et à s’engager pour le respect de la dignité humaine. En tout cas, bravo à tous pour votre implication. Hannah Arendt a dit « Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action ». Dans vos récits à tous, par la justesse de vos mots, les bonnes actions pullulent…
Bravo pour cette sincérité que je peux tout à fait comprendre.
Bonjour Annie,
Je n’étais pas dans le même groupe qu’Arthur, mais je crois pouvoir dire que nos guides étaient remarquables à bien des niveaux. Le casque était uniquement un outil qui permettait de ne pas perdre le fil de la visite lorsque nous croisions d’autres groupes (très nombreux ce jour-là); je ne l’ai pas vécu comme un carcan mais bien comme une bulle nécessaire à mon recueillement. Je crois simplement que chacun réagit non pas comme il le veut, mais comme il le peut. Certains ont été anesthésiés, d’autres submergés, mais en effet, personne n’oubliera ce voyage.
Je remercie Arthur pour cet article sincère et je t’embrasse en espérant que tu vas bien.
« Auschwitz n’a pas été un accident de l’histoire, et beaucoup de signes montrent que sa répétition est possible »
Imre KERTESZ,écrivain 1929-2016
Que la prise de conscience réveille en vous ce qui intervient dans l’actualité de tous les jours.
Bravo et félicitations.
« Le vertige d’Auschwitz doit déboucher à tout prix sur la connaissance » François Bédarida, historien.
Je comprends tout à fait votre réaction. J’ai visité plusieurs fois le camp de Mauthausen en Autriche, celui du struthof camp de déportation en France. Seuls les déportés peuvent comprendre le régime concentrationnaire. Quelle que soit l’exactitude des récits qui ont été faits, l’atmosphère des camps et la mentalité des détenus sont impossibles à recréer complètement. Elles échappent à ceux qui ne les ont pas connues.
La visite faite par un ancien déporté, ou un très bon guide rien à voir avec le casque sur les oreilles, qui nous isole on reste bloqué sur ce que l’on écoute.
UN VOYAGE A NE PAS OUBLIER !!!
ANNIE DUFY
J’ai retrouvé les sentiments communs de cette visite que nous avons passé ensemble, je me souviens des premiers mots que nous nous étions échangés à Auschwitz (brisant le silence du groupe dans lequel peu échangeaient, tout le monde fixé sur le casque sur ses oreilles), un peu honteux tous deux d’avouer à l’autre ne pas parvenir à réagir, et rassurés ensuite de voir que nous étions au moins deux dans la situation.