En 2015, nous avions accueilli au lycée un ancien déporté qui nous avait livré son témoignage et, selon lui, dans le camp où il était prisonnier, pour survivre, c’était « chacun pour soi ».
La question ne cessait pas de nous interpeller et en relisant moult témoignages de femmes déportées, -car c’est l’histoire de ces femmes qui nous intéresse cette année dans le projet Matricule 35 494 et plus particulièrement l’histoire des femmes de Ravensbrück- c’est un fait avéré : elles ont résisté ont fait preuve d’une réelle solidarité.
Nous avons déjà relaté comment le docteur Louise Le Porz avait réussi à sortir la Zim de Ravensbrück dans le premier convoi qui ramenait les Françaises, début avril 1945. Écoutons maintenant le témoignage d’Anise Postel-Vinay : alors que les déportées ont la chance de partir vers la France dans les bus blancs de la Croix-Rouge, elle sait que quatorze femmes ont été écartées et qu’elles sont promises au pire. Que fait-elle ? Tandis que le lieutenant suédois qui les a sorties de Ravensbrück l’invite au restaurant, elle se fait l’interprète de leur libération afin qu’il reparte les chercher, muni d’une liste qu’elle vient de dresser à la va-vite mais en n’oubliant personne[1]. Oui, jusqu’à leur inespéré retour vers la France, les femmes auront été solidaires. Et ces actes de courage ne concernent pas que les Françaises. Les femmes seraient-elles donc plus solidaires que les hommes ?
Être solidaire, cela s’est exprimé au quotidien à Ravensbrück. Un mot ou un souvenir échangés, un poème, une prière récités, un bout de pain partagé…, tout cela les femmes l’ont vécu. Mais l’exemple le plus frappant dans ce camp peuplé essentiellement de femmes, on le sait, c’est le courage dont elles ont fait preuve pour sauver les « Kaninchen », c’est-à-dire les jeunes femmes polonaises[2] dont le professeur Karl Gebhardt[3] se servait -depuis 1942- de cobayes afin de prouver à Hitler l’inutilité des sulfamides dans le traitement de blessures. En effet, n’ayant pu sauver le SS Reinhard Heydrich (1904-1942) blessé suite à un attentat, il tentait ainsi auprès du « Führer » de se réhabiliter, quitte à inoculer à de toutes jeunes filles la gangrène, le tétanos, etc. Soixante-quatorze jeunes femmes furent victimes de ces expériences médicales.
En février 1945, les « Kaninchen » sont voués à une mort certaine car il est impossible, pour les nazis, de laisser des preuves vivantes de leurs abominations. Ordre leur est donc donné, le 4 février 1945, de rester dans leur block, le numéro 24[4]. « Nous avons compris alors que la guerre touchait à sa fin et que nous allions toutes être exterminées. (…) En tant que témoins, nous devions disparaître[5] », explique Wanda, une des survivantes.
Le commandant Suhren, les gardiennes et les chiens descendent jusqu’au block 24. Or, les autres déportées ont décidé que leurs camarades ne devaient pas mourir et c’est toute une chaîne de solidarité qui se met en place. Les femmes de l’Armée rouge partagent avec les « lapins » leur ration de soupe, coupent le courant tandis que les colonnes de déportées partant travailler ou livrant l’ersatz de café se télescopent. Profitant du désordre, les « Kaninchen » partent se cacher dans d’autres blocks car, comme Anise Postel-Vinay en témoigne : « On pouvait essayer de cacher les « lapins » dans ce chaos. Il fallait tout tenter, ne pas se rendre. Lutter jusqu’à la fin[6]. » Certains « lapins » échangent leurs matricules avec des déportées volontaires. « Denise Vernay fut l’une d’elles[7] », écrit Germaine Tillion. Des médecins-camarades tatouent sur leurs bras des matricules de femmes mortes à Auschwitz…
En bref, la pagaille est totale et, l’opération pour les retrouver se renouvelant jusqu’au 22 avril 1945, ce sera -pour le commandant Suhren- toujours chose impossible, les « lapins » n’ayant jamais été dénoncés par leurs camarades.
Grâce à cette solidarité, soixante-trois « lapins » purent être sauvés et, lorsque le camp fut libéré début avril, elles purent s’enfuir dans les bois et survivre.
[1] Postel-Vinay Anise. Vivre.
[2] On estime à 36 000 le nombre de Polonaises déportées sur un total de 123 000 entre 1939 et 1945.
[3] Karl Gebhardt (1897-1948) Grade de Gruppenführer dans la SS et de Generalmajor dans le Waffen SS. Au procès de Nuremberg, il est déclaré coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité et condamné à mort le 21 août 1947. Il meurt par pendaison le 2 juin 1948.
[4] Dans ce block sont rassemblées : les « lapins », les « NN » et les prisonnières de guerre des Services sanitaires de l’Armée soviétique.
[5] Helm, Sarah. Helm Sarah. Si c’est une femme. Vie et mort dans le camp de Ravensbrück, 1939-1945 (If This is a Woman. Inside Ravensbrück. Hitler’s Concentration Camp For Women), traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Calmann-Lévy, 896 p., p. 615. Témoignage de Wanda, survivante.
[6] Penson Joanna, Postel-Vinay Anise, « Un exemple de résistance dans le camp de Ravensbrück : le cas des victimes polonaises d’expériences pseudo-médicales, 1942-1945 », Histoire@Politique 2/2008 (n° 5).
[7] Tillion, Germaine. Ravensbrück. Paris : Editions du Seuil, cool. Points, 1973 et 1988, 517 p., p. 176. Denise Vernay (1924-2013), résistante, est déportée à Ravensbrück en juillet 1944 puis transférée à Mauthausen en mars 1945. Elle est la sœur de Simone Veil.
cfr aussi le témoignage de Etty Hillesum, « une vie bouleversée », décédée en déportation, qui a laissé dans son journal des pages inoubliables à propos de la solidarité féminine dans les camps ou elle était. Solidarité dont la pratique a gardé vivantes celles qui donnaient comme celles qui recevaient…
Merci pour ce texte qui remue vraiment. J´ai encore appris quelque chose! Cela va tout à fait avec ce que je suis en train de lire de l´amitié entre Milena Jesenska et Margarete Buber Neumann nouée à Ravensbrück. La recherche de liens, la résilience- et cette préservation de l´humanité de l´espèce en territoire plus qu´hostile. Je ne sais pas si c´est féminin, mais en tout cas, c´est impressionnant.
Oui Chantal les femmes sont plus solidaires que les hommes, elles ont surtout une bonne logique. C’est mon avis……………………………………