[Poésie] Catherine Roux – Après la fouille d’entrée, Ravensbrück, 22 avril 1944.

Mon Dieu,
Je n’ai plus de vêtements sur moi,
Je n’ai plus de chaussures,
Je n’ai plus de sac, de portefeuille, de stylo,
Je n’ai plus de nom. On m’a étiquetée 35202.
Je n’ai plus de cheveux,
Je n’ai plus de mouchoir,
Je n’ai plus de photos de maman et de mes neveux,
Je n’ai plus l’anthologie où, chaque jour, dans ma cellule de Fresnes, j’apprenais ma poésie,
Je n’ai plus rien. Mon crâne, mon corps, mes mains sont nues.Boche ! Dénude, Fouille, Pille, Rase, Animalise ma silhouette,
Arme mes mains de pelles et de pioches ;
Fais de moi une bûcheronne, une terrassière, une videuse d’excréments, une déblayeuse de neige, une forçate des marais.
Sculpte mon visage, mes rides, mon corps pour que je ressemble à des milliers et des milliers de prisonnières.
Donne à mes yeux cette fixité effrayante que je retrouve, horrifiée, dans les yeux de mes compagnes.
Assourdis mes oreilles par tes hurlements.
Manie le gourdin
Donne des coups de bottes.
Assassine, emplis jour et nuit avec nos pauvres corps d’affamées tes krématoriums
Mets devants nos yeux le spectacle inhumain de celles qui meurent comme des bêtes, là dans un coin !
Sans t’arrêter jamais, matraque, blesse, pend, fusille !
Boche, depuis l’enfance, mon Pays, qui est la France, m’a vêtu de la laine de ses moutons, du lin de ses champs, de la soie de ses insectes.
A mon oreille, il a accordé la musique des mers et le souffle du vent, douce ou tumultueuse. Il m’a conduite à la cime de ses montagnes et dans la pureté des neiges éternelles.
J’ai cru retrouver l’âme lointaine que j’eus au commencement de la terre.
Il a fait de moi une fille marchant dans le vent, les cheveux et l’esprit libres ; il a buriné mon cerveau, il l’a élevé jusqu’à la grande voix des maîtres.
Il a civilisé mon cœur, éloigné de moi la violence de la brute, éduqué mes instincts, harmonisé ma sensibilité, malaxé mon courage, peuplé ma tête de musiques, de poèmes, de fragments de livres aimés.
Il m’a donné une mère et m’a entouré de doux sourires d’enfants.
Mon Pays, qui est la France, a tendu sur moi la douceur, la tendresse, la sérénité de son ciel.
Il a mis dans mon cœur, ô Boche haï, criminel, ô bête sauvage, encore toute bavante de notre sang, un amour si profond, que là,

Prisonnière,
Désarmée,
Toute nue,
Je me sens riche comme une reine, et que je relève hautement le front.

1 réflexion sur « [Poésie] Catherine Roux – Après la fouille d’entrée, Ravensbrück, 22 avril 1944. »

  1. C’est une très bonne idée de nous présenter ces poèmes pendant les vacances.
    Des poèmes qui nous touchent, parce que nous les comprenons mieux qu’avant.
    Merci à ceux ou à celles qui les ont chosis !

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