« La liberté, l’improbable, l’impossible liberté, si éloignée d’Auschwitz que nous ne la voyions qu’en rêve, était arrivée : mais elle ne nous avait pas menés à la Terre Promise. Elle était autour de nous, mais sous la forme d’une plaine inexorable et déserte. De nouvelles épreuves nous attendaient, de nouvelles peines, de nouvelles faims, de nouveaux froids, de nouvelles peurs. » Primo Levi, la Trève.
Le 8 mai 1945 sonne l’heure de la victoire des Alliés contre l’Allemagne nazie ; depuis l’été 1944, les Russes, les Américains et les Britanniques entrent dans les camps : à Majdanek le 24 juillet 1944, au Struthof en Alsace le 23 novembre, à Auschwitz le 27 janvier 1945, à Buchenwald le 11 avril, à Bergen-Belsen le 15 avril, à Dachau le 29 avril, à Ravensbrück le 30 avril, à Neuengamme et Mauthausen le 5 mai, à Theresienstadt le 8 mai et enfin au Stutthof en Pologne le 9 mai.
S’organise alors le long rapatriement des déportés en état de voyager tandis que d’autres -atteints du typhus, de la tuberculose- doivent attendre d’être soignés pour rejoindre leur patrie.
Mais se pose alors une autre question : que proposer aux déportés qui ont échappé à la solution finale et aux hommes et femmes déplacés de leur foyer, mais qui ne peuvent pas ou ne veulent pas retourner dans leur pays ?
À la Libération, on estime alors à 18 millions les « Displaced persons » (DP), les personnes déplacées de leur foyer pendant la guerre[1]. À l’automne 1945, les déracinés sont encore un million dans ce cas : des civils ayant fui les bombardements, des citoyens de l’Europe de l’Est (Baltes, Hongrois, Roumains, Ukrainiens et Polonais) ne souhaitant pas vivre dans leur pays annexé par les Soviétiques, des Allemands expulsés de Pologne, Tchécoslovaquie et de Hongrie et 250 000 Juifs craignant de retourner en Europe de l’Est, là où leurs communautés ont été détruites et où sévit encore l’antisémitisme. Quelle leçon tirée de ces années passées sous le joug des nazis ? Victimes de la barbarie de citoyens polonais, 41 Juifs sont ainsi assassinés en juillet 1946 dans la ville de Kielce[2].
Des camps[3] sont alors organisés en Allemagne, en Autriche et en Italie pour accueillir les Displaced persons, les non-rapatriables, dans l’attente de leur trouver une terre d’accueil. Ces centres de réfugiés ressemblent alors étrangement à ceux que les déportés viennent de quitter… à la seule différence qu’ils sont administrés par les autorités alliées.
En juin 1945, selon le rapport établi par l’américain E. Harrison[4] et remis au président américain Harry Truman, les conditions de vie dans ces centres de réfugiés sont déplorables, voire inhumaines : les déportés peuvent y côtoyer leurs anciens bourreaux, internés eux-aussi. Faute de vêtements, certains n’ont même pas pu quitter l’habit rayé qu’ils portaient à Auschwitz ou Buchenwald ou, pire encore, d’autres sont affublés d’anciens uniformes SS. Là, les « DP » connaissent pareillement la faim, le froid, les maladies et leur horizon se limite encore aux barbelés puisque certains camps sont clôturés, notamment ceux contrôlés par le général Patton. On ne peut même pas en sortir comme on le souhaite puisqu’un couvre-feu est instauré. Un nouvel horizon s’offre-t-il aux survivants de la Shoah ? Le camp de Bergen-Belsen libéré et détruit pour éviter la propagation des épidémies[5], abrite cependant encore 14 000 rescapés, enfermés dans les anciennes casernes des SS.
À l’intérieur du camp, l’ordre doit régner et les militaires mènent leurs internés à la baguette avec des méthodes qui n’ont parfois rien à envier aux nazis : dans le camp de Wildflecken (Bavière), un simple papier jeté par terre conduit le « DP » à être emprisonné sans nourriture. En bref, « Les DP juifs ont été libérés, davantage au sens militaire du terme que dans la réalité[6]. »
La situation des « DP » préoccupe Earl. G Harrison et le général Eisenhower, tandis que d’autres -au sein même des armées- ne s’en tracassent guère et la considèrent comme « normale » ; c’est le cas du général Patton -commandant de la Troisième Armée- qui n’éprouve aucune empathie et qui ne cache d’ailleurs pas son antisémitisme. Considérant les Juifs plus bas que les animaux, selon lui, cette « grappe humaine [est] la plus puante » qu’il n’ait jamais vue. Par conséquent, il accepte comme « DP » des Polonais non juifs mais refuse l’accès du camp aux réfugiés juifs qui fuient les pogroms polonais de l’été 1946[7].
Quelles réponses sont apportées à ce million de personnes et notamment aux 250 000 Juifs qui croupissent encore dans les camps ?
Premièrement, sur place, suivant les recommandations d’Earl. G Harrison, l’Administration des Nations-Unies pour le secours et la reconstruction (UNRRA) est aidée par les organisations juives qui tentent d’améliorer le quotidien. C’est le cas de l’association américaine The american Jewish Joint Distribution Committee, tandis que l’Organization for Rehabilitation through Training (ORT) se charge de la formation professionnelle des internés, dans l’attente de leur réelle libération. Petit à petit, la vie reprend enfin un cours normal : tout est fait par ces mêmes organisations juives pour que chaque « DP » puisse notamment retrouver trace de sa famille et se réinsère par le biais d’activités culturelles et sportives. Deuxièmement, Harrison prône un départ des Juifs « DP » pour la Palestine car, selon lui, « le monde civilisé a le devoir de donner à cette poignée de survivants un foyer où ils pourront à nouveau s’établir et commencer à vivre comme des êtres humains[8]. »
Mais qu’en est-il de leur départ vers de nouveaux pays d’attache ?
L’Autriche se propose d’accueillir des médecins, psychologues sortant des camps mais pas des Juifs. En Grande-Bretagne, hors de question de voir arriver des personnes avec des désordres mentaux, des défauts de naissance et des personnes « socialement inadaptées », ce qui peut -bien entendu- être le cas de mult déportés ayant vécu l’enfer des camps. L’Australie et le Canada n’acceptent que les célibataires ou les couples en bonne santé et sans enfant[9]. L’historienne Françoise Ouzan donne des exemples de la discrimination dont sont encore victimes les déportés : une famille ne partira pas au Brésil parce que son fils de cinq ans n’a qu’un bras, tel mari divorcera et abandonnera sa femme malade et tel autre laissera derrière lui ses parents âgés et malades pour pouvoir émigrer[10]. Les intellectuels, selon l’historienne, seraient les plus indésirables parmi les indésirables car ils seraient moins capables, d’après les pays d’accueil, de s’adapter qu’un travailleur manuel ou qu’un fermier. Même une avocate de 35 ans -postulant pour une simple place de domestique- se voit refuser le droit de partir pour le Canada…
Quant aux États-Unis, depuis la mise en place de leur politique d’émigration en 1921 face aux ressortissants de l’Europe de l’Est et du Sud, ils continuent de fermer leurs portes, même si le président Harry Truman est favorable à l’accueil des « DP ». À la rigueur, selon le Congrès américain, peuvent être acceptés les orphelins -à la condition toutefois qu’ils soient pris en charge par des organismes humanitaires- mais les adultes, nenni, hormis s’ils peuvent fournir la preuve d’un logement et d’un emploi. Dans le cas contraire, pensent les Américains, ils seraient une charge pour la société. Et puis, n’en profiteraient-ils pas pour apporter dans leurs bagages le virus du communisme car, pour de nombreux Américains, DP=Juifs= communistes.
L’histoire ne se répète-t-elle pas ? Après avoir subi la sélection dans les camps de concentration et d’extermination, les survivants se voient une fois de plus sélectionnés pour gagner le droit à une vie nouvelle…
Reste l’espoir d’atteindre la Palestine car les Juifs restent persuadés que cette terre sera la seule où ils ne seront plus considérés comme la « race inférieure ». Mais la Grande-Bretagne s’oppose –fidèles à la politique définie dans le Livre Blanc- et ce malgré l’insistance des Américains, à une émigration massive des Juifs pour ne pas déstabiliser le pays et donc de ménager les Arabes. De leur côté, les organisations juives Sh’erit ha-Pletah (mot hébreu qui signifie survivants) et la Brigade juive (Brihah) militent pour le droit à cette émigration. Grâce au Mossad, des bateaux partent illégalement en direction de la Terre Promise mais sont souvent interceptés : 51 500 migrants finissent dans des camps, notamment à Chypre. En 1947, le bateau l’Exodus emporte 400 survivants de la Shoah qui sont renvoyés en Allemagne. Toutefois, entre 1945 et 1948, 115 000 migrants réussissent à atteindre illégalement la terre d’Israël.
Le 14 mai 1948, l’État d’Israël est reconnu et la même année, le Congrès américain -toujours réticent- accepte cependant d’assouplir les règles de l’accueil des « DP ». En pleine guerre froide, l’Amérique se doit de sauver ceux qui fuient le communisme.
Au final, grâce à l’action notamment du président Harry Truman, les États-Unis assouplissent la loi en 1950 sur l’accueil des « DP » et notamment des Juifs : « 140 000 survivants juifs ont finalement gagné les États-Unis au cours de l’après-guerre. En accueillant ces personnes déplacées, l’Amérique triomphante a accompli sa mission de nation modèle, après maintes oscillations entre incompréhension et générosité[11]. »
Si la majeure partie des camps se vident enfin en 1952, douze ans après la victoire des Alliés, les derniers « DP » quittent le camp de Föhrenwald, situé en Bavière. Resté ouvert jusqu’à cette date, il était le seul refuge pour les vieux, les malades, ceux qui n’avaient toujours aucune terre où aller…
[1] Ouzan, Françoise. Ces Juifs dont l’Amérique ne voulait pas : 1945-1950. Paris : Editions Complexe, 1995, 185 p.
[2] Idem., p. 103. Des civils polonais, armés de hache, exécutent 41 Juifs et en blessent 75 autres à Kielce au motif que les Juifs cherchaient à récupérer, après la guerre, leurs biens confisqués, notamment les maisons habitées depuis par des Polonais.
[3] Peu nombreux seront les DP qui seront hébergées en dehors d’un camp.
[4] Doyen de la faculté de droit de l’université de Pennsylvanie.
[5] Des soldats britanniques de la 43e division du Wessex incendient le camp le 20 avril 1945.
[6] Ouzan, Françoise. Ces Juifs…, op.cit., p. 25.
[7] Idem., p. 103. Selon l’auteure, on compte en Pologne 26 pogroms entre septembre et décembre 1945, faisant au total au moins 300 morts à la date du 9 janvier 1946.
[8] Ibid., p. 26.
[9] Ibid., p. 73.
[10] Ibid., p. 73 et suivantes.
[11] Ibid., p. 145.
La date du 8 mai 1945 fin de la guerre mondiale. Très bonne idée Chantal de nous indiquer
que tout n’était pas fini pour certains DP.
Les combats continuent dans le Pacifique.
C’est la joie, et en même temps il y avait encore des choses atroces.
On fait tout grâce à la mémoire pour que ça ne se reproduise plus.
Annie
J’ignorais beaucoup de choses. On parle moins des suites et des conséquences après la libération.
Merci pour ces précisions importantes ! Hélas, l’histoire se répète trop souvent. Jusqu’à nos jours.