Ainsi débuta pour moi une période heureuse, prévue pour un mois mais qui en dura six, loin des inquiétudes permanentes de ma famille où l’on craignait sans cesse le manque d’argent (mon père n’avait plus le droit de travailler) et de nourriture, voire l’arrestation. Dans cette famille, constituée des grands-parents, Mme & M. Pierre, aveugle, Mme & M. Jacob, ainsi que le petit Noël, dix mois, plus une employée, je reçus un accueil chaleureux et l’affection attentionnée de tous. J’y découvris aussi le plaisir du cinéma ambulant, du droit à sonner les cloches bien que ne fréquentant pas l’église, de la possibilité, entre le déjeuner et la rentrée de la classe, d’aller dans le clos pour manger des cerises sur l’arbre ou y retrouver mes amis les lapins.
Ces six mois de bonheur furent aussi l’œuvre de M. Pariat, l’instituteur unique de Cormatin qui enseignait toutes les classes simultanément dans une seule salle. En début d’année scolaire, élève de CM1 à l’école Bellecombe à Lyon, partageant la tête de classe avec un nommé Mottet, j’avais demandé à mon instituteur de m’inscrire au concours du DEPP, alors sésame obligatoire pour la 6ème ; il avait refusé, préférant présenter le dernier de la classe qui avait l’immense qualité d’être fils d’épicier en cette période de disette. M. Pariat, spontanément, me proposa cette option et me fit travailler avec les CM2, à la rangée voisine.
À Cormatin, Benoît avec son instituteur M. Pariat. © B. Goldblatt
Il alla même jusqu’à me garder après la classe pour me donner des cours supplémentaires. M. Pierre lui-même, bien qu’aveugle, se mit de la partie et, affectueusement, pronostiqua ma réussite du fait que j’avais su lui donner le pluriel de ail. Grâce à la réunion de ces cinq dévouements affectueux, j’ai pu, avec un an d’avance, réussir le DEPP. Je leur dois donc d’avoir pu devenir médecin : un an plus tard ce n’aurait pas pu être possible, je vivais, sous un nom d’emprunt, caché dans la campagne provençale.
En effet, dès mon retour, je fus repris dans la tourmente ; après deux dénonciations, l’ensemble de la famille se dispersa, chacun d’entre nous vivant seul, caché. Si bien que, en dépit de ce que je m’étais promis, des nombreuses lettres de reconnaissance que j’avais imaginé envoyer, aucune ne fut écrite. A la Libération, je trouvais que c’était un peu tard pour le faire. Plus tard, marié, je parlais très souvent à mon épouse de cet épisode de ma vie. Et c’est elle qui un jour me dit « Il faut y aller ». Et on y alla.
Et nous retrouvâmes la même ambiance chaleureuse dans cette famille d’où M. Pierre était absent tandis que je découvrais la sœur de Noël, Suzette. Dans cette famille admirable, tous animés du même amour pour l’Autre, aucun n’exprima la moindre rancœur pour ce si long silence qui nous avait privés de quelques années de bonheur.
Après la disparition successive, au cours des années, de Mme Pierre, de M. Jacob puis de Mme Jacob, nous continuons à nous retrouver régulièrement avec Janine & Noël Jacob, Suzette & Michel Hémon dans le même bain affectif : le gène des Justes est transmissible. »
Benoît Goldblatt