Rosenstraße, dont le titre est tiré de la rue du même nom, est un film allemand réalisé par Margarethe von Trotta en 2003. Il retrace le destin tout particulier d’une centaine de Berlinoises et de leur courage dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale et de la Shoah. Le film met notamment en scène les actrices Katja Riemann et Maria Schrader.
En Allemagne, la conférence de Wannsee se déroule le 20 janvier 1942 : c’est là qu’est arrêtée la décision de la Solution Finale. Reinhard Heydrich, chef des services de sécurité allemands, expose alors les modalités de ce qu’il appelle « die Endlösung der Judenfrage », c’est-à-dire la « Solution Finale de la question juive ». Dorénavant, l’extermination des Juifs et Tziganes – qui avait déjà débuté- est programmée et systématique, rendue officielle par cette conférence du mal. Dès lors, les convois de déportés se succèdent jusqu’aux camps de la mort, les rafles se multiplient, l’horreur ne cesse de croître. Les nazis mettent leur projet à exécution. Toute trace d’humanité semble avoir disparu en ces heures obscures, et pourtant… il y a bien dans le noir des gens qui continuent de se battre pour la liberté d’un peuple innocent, il y a bien des gens qui ont le courage d’affronter ce que l’on pourrait appeler l’incarnation du mal, ou plutôt l’incarnation d’horreurs tellement démesurées qu’aucun des mots employés ne paraîtrait assez fort. Parmi ces vestiges d’espoir, c’est de celui que véhiculent les femmes de la Rosenstraße que j’ai choisi de parler aujourd’hui. Parce que oui, au cœur du cauchemar, des femmes ont lutté.
Nous sommes le 27 février 1943, à Berlin. Date peu connue de l’Histoire, et pourtant… Ce jour-là, 7000 juifs sont appréhendés par la Gestapo. Jusque-là les « Mischehen » avaient été à l’abri des rafles. Ce terme était à l’époque employé pour désigner les mariages mixtes, c’est-à-dire les personnes juives mariées à une femme ou un homme « aryen ». C’est près de 1700 juifs qui avaient échappé au pire grâce à leur épouse allemande. Mais suite à la décision de la Solution Finale, les soldats de la première division SS Leibstandarte cherchent à arrêter massivement les derniers Juifs présents et aucun ne sera épargné.[1] Sur les 7000 juifs arrêtés, une grande partie sont rapidement mis en route vers les camps d’extermination, les autres sont enfermés dans cinq prisons berlinoises parmi lesquelles deux sont mises en place pour l’occasion. L’une d’entre elles est située aux numéros 2 et 4 de la Rosenstraße, où siégeait un bureau d’aide sociale de la communauté juive. Tout au long de la journée, les femmes inquiètes de l’absence de leurs maris se regroupent dans la Rosenstraße, jusqu’à se retrouver au nombre de 200. Certaines iront même jusqu’à y passer la nuit, bien décidées à parvenir à leurs fins. Le lendemain, elles sont deux fois plus nombreuses et toujours aussi obstinées malgré la présence proche des SS qui seront obligés d’intervenir pour calmer leurs protestations. Rien ne les empêche cependant d’arrêter de crier « Rendez-nous nos maris! », et à juste titre car leur courage sera récompensé : le 6 mars, la rafle est interrompue, les hommes mariés à des Allemandes aryennes et les enfants sont enfin libérés.
Le film est en grande partie constitué de retours en arrière, plus précisément 60 ans en arrière. Ruth, petite fille de 8 ans, cherche désespérément sa mère, Myriam Sußman, parmi tous les juifs enfermés dans les prisons provisoires de Berlin. Lorsqu’elle finit par la trouver, Ruth supplie sa mère de la laisser rester avec elle, sans se douter du danger qu’elle encoure alors. Au cours de ce qui s’avèrera être des adieux bouleversants entre une mère et sa fille, Myriam donne à la petite un double de sa bague et lui fait promettre de rester en sécurité. Le chemin de Ruth va alors croiser celui de l’allemande Lena Fischer juste en bas du bâtiment de la Rosenstraße. Celle-ci manifeste avec la centaine d’autres femmes pour obtenir la libération de son mari juif, Fabian Fischer. Très vite, elle va s’attacher à la petite fille qui a grandement besoin d’aide et entreprend de la protéger notamment en la cachant et en lui donnant le nouveau nom de Hannah –on comprend alors l’origine du nom de la fille de Ruth-. Lena sollicite l’aide de son frère Arthur, militaire, afin de libérer son homme. On ressent, à travers le film et le jeu de l’actrice, la grande détermination de cette femme qui, par amour, est prête à tout et qui, par altruisme, tend la main à une petite fille qui en a besoin. Elle va jusqu’à l’héberger chez elle, sauvant ainsi Ruth des mains des nazis, lui offrant une protection certaine tant sur le plan vital qu’affectif. Jour après jour, les femmes de la Rosenstraße continuent d’attendre dans le froid la libération de leurs enfants et maris, Lena est celle qui les réconforte toutes, on peut la considérer comme la meneuse en quelque sorte, elle est portée par son amour.
Et qu’en est-il de la prison-même? Après tout, c’est là que la peur s’entasse, c’est là que les hommes survivent, là qu’ils guettent, heure après heure, le moindre signe d’espoir. Certains deviennent fous comme ce pauvre homme pris de convulsions qu’on devra faire taire pour qu’il échappe au pire. Un autre ose se montrer à la fenêtre du bâtiment, provoquant un mouvement d’euphorie parmi le groupe de femmes en bas, aussitôt suivi par un silence de glace lorsqu’un SS le rappelle à l’ordre. Survient alors une nuée de protestations à grands cris de « Ich will meinen Mann wieder haben! », littéralement : « Je veux récupérer mon mari! ». Le 6 mars 1943, le courage des femmes de la Rosenstraße est enfin récompensé : après des semaines d’attente, leurs enfants, leurs maris sont libérés. En outre, la Gestapo ordonne la libération de tous les juifs mariés à des Allemands, allant même jusqu’à chercher vingt-cinq d’entre eux à Auschwitz, prétextant une erreur pour justifier leur déportation et enfermement.
Bien qu’étant grandement en lien avec le passé, l’histoire se déroule de nos jours à New York. Ruth est en deuil, elle vient de perdre son mari. C’est désormais une femme d’une cinquantaine d’années, très mystérieuse et qui semble murée depuis toujours dans un silence de glace, même envers sa fille avec laquelle elle n’est guère proche. Celle-ci, Hannah, est une jeune femme de 30 ans qui souhaite se marier avec son compagnon Louis malgré le refus catégorique de sa mère, refus dont elle ignore les raisons. Elle apprend par hasard l’existence d’une certaine Lena Fischer, domiciliée à Berlin et qui pourrait l’éclairer sur le passé de sa mère. Bien décidée à connaître les raisons des réticences de sa mère à l’égard de son mariage, Hannah se rend donc à Berlin et rencontre ladite Lena Fischer. La vieille femme lui apprend alors ce que Ruth n’a jamais raconté à sa fille et pendant plusieurs jours, Lena et Hannah se voient régulièrement. Elle lui raconte la Rosenstraße, le combat qu’elle a mené pour retrouver Fabian, elle évoque sa rencontre avec Ruth, la façon dont elle lui a ouvert les bras et la façon dont elle s’est attachée à la petite fille. Au fur et à mesure du récit, Hannah réalise l’ampleur du cauchemar vécu par sa mère alors petite fille, et par toutes les autres femmes ainsi que leurs maris déportés. Connaître le passé de sa mère lui permet de mieux comprendre ses silences, ses réticences à l’égard de son mariage avec Louis. De toute évidence, Ruth est traumatisée à vie par ce qu’elle a vécu, marquée à jamais par la disparition d’une mère qui lui avait promis de revenir, d’une mère que les nazis lui ont arrachée. Forcée de s’en aller vivre en Amérique après la libération du six mars 1943 pour sa propre sécurité, elle perd son pays, la terre où elle grandi, s’éloigne de tous ses souvenirs. On comprend alors la difficulté de reconstruire sa vie loin de tout ce qui comptait pour elle, de continuer à vivre comme si rien ne s’était jamais passé, d’être obligée de dissimuler la personne qu’elle est vraiment, ou plutôt qu’elle était. De retour à New York, le silence est enfin rompu entre Hannah et sa mère et celle-ci autorise enfin le mariage de sa fille avec Louis. Ce secret n’est plus un fardeau pour elle, il aura fallu de longues années pour qu’elle réussisse à en parler, même à ses propres enfants.
Ce film éclaire une facette très peu connue de l’histoire de la Shoah, l’histoire de femmes qui se sont battues pour leurs maris juifs, qui n’ont jamais flanché devant les menaces des SS, et dont le courage a fini par être bénéfique pour une centaine de personnes. Certes, c’est un miracle à très petite échelle si l’on considère les six millions d’innocents morts durant ce sombre épisode de l’histoire, mais c’est la preuve qu’il reste des traces d’humanité dans certains des Hommes, que malgré la barbarie des gens sont prêts à donner leur vie pour sauver celle des autres. Ce n’est cependant pas un film sur la résistance à proprement parler, mais plutôt un film sur l’amour, car c’est bien lui qui pousse les femmes de la Rosenstraße à lutter, preuve que l’amour est bien plus fort que toutes les origines ou religions qui puissent exister.
Margarethe von Trotta m’a beaucoup touchée dans ce film, tant par la justesse avec laquelle elle aborde un sujet si délicat que par le choix des actrices et notamment Katja Riemann qui est réellement saisissante dans son rôle de Lena Fischer. Rosenstraße nous rappelle que quel que soit l’époque et quel que soit le lieu, l’amour triomphera toujours sur la haine, sur l’antisémitisme, sur le racisme et sur tout ce qu’il y a de pire en l’Homme.
Léa Paire
[1] L’idée était, pour l’anniversaire d’Hitler le 20 avril de cette année 43, de lui offrir un « judenfreies Berlin », c’est-à-dire un Berlin tout à fait vidé de Juifs. (note de C. Girbig)