« Dans cette « lettre vérité », l’une des dernières lettres de Jacques à Léon avant la déportation de ce dernier, pour la première fois, le père révèle à son fils ce qu’est son quotidien à Cluny en tant qu’assigné à résidence alors que jusque-là il avait voulu le préserver[1]. »
D’après Karinne Rullière, historienne et biographe de la famille Oferman-Rotbart, Jacques a eu recours pour l’écrire à un(e) habitant(e) de Cluny. Peut-être l’une de ses maîtresses ou peut-être l’un des paysans qui lui louait une terre à 20 kms de Cluny.
Cluny le 7 Juin 1943[2],
Mon cher Léon,
« Je viens de recevoir ta lettre, et crois-moi elle m’a bien chagriné. D’abord cette question de ravitaillement. Ne crois pas mon cher Léon que tout ce que je t’envoie est facile à trouver, ne pense pas que je n’ai qu’à me déranger au magasin pour trouver le nécessaire, hélas non, mais le beurre ou la viande il nous arrive souvent de nous en priver pour pouvoir t’envoyer, et aussi les légumes secs que je mets précieusement de côté pour pouvoir t’envoyer petit à petit. Je suis bien peiné de te savoir privé de nourriture, mais explique-moi comment faire pour t’aider puisque les colis que je t’envoi ne t’arrivent même pas entièrement puisque le règlement de la prison s’y oppose.
Tu as droit à tant de colis (d’après ta lettre) au poids de, alors comment te faire passer d’avantage ? Je ferais volontiers plus de sacrifices pour toi, mais donne-moi un moyen de réussir. Écoute moi, d’après ta lettre tu a droit a un colis par semaine au poids de 3kg 500 a 4 kg. Avant-hier je t’ai envoyé un colis de 4 kg 700 contenant 1 kg de viande, 1 saucisson, 10 œufs, 300 gr de beurre, 8 fromages, 2 paquets de cigarettes et comme ta tante ajoute (d’après elle) 2 kg de pain a chaque colis cela te fait le poids de plus de 8 kg par quinzaine alors je ne comprends plus. Explique moi comment te faire parvenir d’avantage et surtout comment pourras tu les recevoir puisque tu m’écris toi-même que tu n’as droit qu’à un colis de 3,5 kg à 4 kg.
Je crois comprendre d’après ta lettre que tu ignore ma situation. Je vais te l’expliquer sans arrière-pensée non pas à titre de reproche, mais que tu comprenne bien toutes mes difficultés, toutes mes peines et tous les danger a lesquelles je m’expose pour pouvoir te venir en aide. Pour commencer je suis en résidence forcé, donc je n’ai pas le droit de me déplacer et je suis obligé de faire 40 a 50 kg (sic) à vélo pour pouvoir trouver le ravitaillement nécessaire. Et quand je le trouve, je suis obligé de troquer, et pour troquer il faut avoir une contrepartie. Je n’ai pas le droit de travailler, tu ignore peut-être cela, et souvent en cachette je reste jusqu’à minuit et plus tard pour pouvoir finir un travail en échange de quoi je reçois un peu de vivre.
Si je suis pris en travaillant, je suis en défaut, si je suis pris en circulant je peux me faire arrêter à chaque moment et si par malheur je suis pris avec un peu de ravitaillement je peut-être interné dans un camp et aussi envoyé en Allemagne. J’espère que tu m’as compris. Et quand tout se passe bien et je rentre mort de fatigue et de crainte à la maison je n’ai pas droit d’oublier qu’à part moi il y a Fanny, Claudine et Annette qui est une grande fille et elle a aussi besoin. A qui donner d’abord ? Je fais pour toi plus que je ne peut, d’avantage que tu ne crois toi-même et si tu connaissais tout le mal que j’ai à t’aider, à nourrir les miens, tu te plaindrais peut-être moins et tu exigerais moins.
Je suis bien peiné de t’écrire tout cela, je te répète c’est sans reproche, mais sincèrement afin que tu n’ignore rien de ma situation. Si tu estime que tu n’a pas assez, ta tante Jzandel [Chaïndelé] peut vendre des choses de la maison. J’en ai laissé assez, et il vaut mieux par le temps qui courre, vendre se débarasser de superflu pour avoir le nécessaire. Il vaut mieux manger que de laisser des affaire qui peuvent être prise par les Allemands comme tant de choses ont été prises par chez les notres.
J’ai encore des soucis a cause d’Annette. Elle va quitter sa pension et je n’ai pas de place ou la loger. Dans mon unique pièce je travaille, je mange et je dort et le plus grave c’est que son caractère est très léger. Elle ne comprends pas la situation tragique dans laquelle nous nous trouvons et elle est bien exigeante presque à tous les points de vue. Je lui ai épargné tous les soucis jusqu’à présent, mais je voudrais qu’elle arrive à comprendre cette situation dans laquelle nous nous trouvons.
Traqués comme des bêtes sauvages, nous sommes à la merci du moindre événement, voilà notre vie et de fois erinté je j’envie ta tranquilité et ton repos en prison. Si on était certain d’une fin prochaine, je tiendrais le coup mais voilà personne ne peut prévoir la date et la fin de ce cauchemar, et jamais dans ma vie je n’ai travailler aussi durement. Même le dimanche il faut que je coupe le bois, que je m’occupe de mon jardin, ou que je pioche la terre. Si encore on me laisser tranquille mais voilà.
Cette lettre va te peiner mais il faut enfin que je te dise toute la vérité quelque soit ton chagrin il n’enlèvera pas le mien qui est bien plus grand.
Au revoir mon cher Léon, j’espère que ma lettre te trouvera en bonne santé et courage je pense que nous n’avons plus longtemps à souffrir.
Ton père qui t’embrasse beaucoup ainsi que Fanny Annette et Claudine. »
Jacques
P.S : Si je ne reçois pas l’emballage, le carton meme déchiré, papier, ficelles etc… Je ne pourrais plus faire un colis. J’ai vidé le patelin de tout cela et je n’ai plus de moyen d’en trouvé. Dis donc à tante qu’elle fasse le nécessaire et quelle me le renvoi. Si j’avais l’emballage je pourrais aussi faire un colis toutes les semaines.
Six mois plus tard, le 2 décembre 1943, Léon Oferman sera déporté à Auschwitz, convoi n°59. Il ne reviendra pas.
Jacques Oferman sera lui-même arrêté à Cluny le 27 février 1944. Il partira à Auschwitz par le convoi n°70 un mois plus tard. Transféré à Bergen-Belsen, il ne survivra pas à sa déportation.
[1] Indications transmises par Karinne Rullière, 22 janvier 2016.
[2] Archive privée, famille Rotbart. Léon Oferman est emprisonné à la prison de la Santé à Paris depuis novembre 1942.
Bravo Karine pour ce travail formidable que tu fais.
Avec internet, les cameras à chaque coin de rue, et les tracking des téléphones mobiles, je ne sais pas comment nous ferions de nos jours pour échapper à des oppresseurs…