Marie-Madeleine Viguié-Moreau est issue d’une famille Clunisoise de 6 enfants, dont le père, Claude Moreau, négociant de vin, est entré en résistance pendant la 2nde guerre mondiale. Le 14 février 1944 a lieu à Cluny, haut lieu de résistance, une arrestation visant tous les résistants clunisois par la Gestapo. Claude Moreau fut arrêté et déporté au camp de Mauthausen en Autriche et n’en revint jamais. En 2004, après de nombreuses hésitations, Mady Viguié-Moreau publie son livre « Les orphelins de la Saint-Valentin » où elle nous livre ses souvenirs d’enfant ainsi que sa vie de jeune femme, de mère puis de grand-mère.
C’est pour ses petits enfants qu’elle commence à écrire son histoire et c’est encouragée par ceux-ci que nous pouvons la lire aujourd’hui. Après plusieurs entretiens aussi intéressants qu’émouvants, je vous propose une interview basée à la fois sur son livre et sur ses impressions et opinions personnelles.
( Pour plus d’informations et de précisions sur l’arrestation, voir l’article « Cluny, février 1944 : « la rafle » » par Chantal Clergue)
Dans votre livre vous expliquez que votre père a été arrêté à Cluny le 14 février 1944. Deux soldats allemands et un gendarme sont venus chez vous, dans votre maison à Cluny, chercher votre père. Cependant celui-ci était absent et le gendarme vous a envoyé le chercher. Entre temps, votre père ayant appris la nouvelle, a décidé de venir se rendre. C’est là que vous avez vu votre père pour la dernière fois, ignorant totalement où lui, et les autres résistants de Cluny, dont votre tante Germaine Moreau, allaient être acheminés. Avez-vous des nouvelles quant au lieu de détention de votre père et saviez vous où les Allemands l’emmenait ? Si oui, comment l’avez-vous appris ?
Après un arrêt Compiègne (camp de transit et d’internement dans l’Oise), arrivée au camp de Mauthausen en Autriche le 25 mars1944. La lettre envoyée de Compiègne ne nous disait rien. Toutes les lettres envoyées étaient vérifiées. Ils devaient faire attention à ce qu’ils écrivaient. Aucun ne savait où il serait envoyé le lendemain.
Quand n’avez plus eu de ses nouvelles ?
Nous n’avions aucune nouvelle de Mauthausen dans les familles. Une carte « postale » fut envoyée en juillet 1944, très courte qui était la même pour tous, et ne nous apprenant rien.
Malgré cette grande arrestation, les Clunisois ont-ils continué la résistance ?
Non seulement ils ont continué la résistance mais avec d’autres pour être plus nombreux dans toute la région. C’est ce qui a permis de battre une colonne Allemande au bois Clair, sans pouvoir prendre Cluny, qui aurait eu le même sort qu’Oradour-sur-Glane (village en Haute-Vienne connu pour le massacre de sa population par la division SS Das Reich le 10 juin 1944). Ils venaient de Lyon et de Mâcon. La bataille fut sanglante, il y eut des morts et des blessés.
Cluny a été bombardée le même jour, il y eut beaucoup de dégâts. Un hôpital de guerre s’était installé dans les grandes salles de l’abbaye, un chirurgien et quelques aides infirmières s’occupaient des blessés. Mademoiselle Rebillard, une figure de Cluny, était le bras droit du chirurgien en sa qualité d’infirmière. La population s’était sauvée dans les collines autour de Cluny pendant le bombardement. J’avais 10 ans et c’est un souvenir qui m’a marquée.
Les Allemands se repliaient sur tous les fronts, les Américains et les Anglais arrivaient à notre grand bonheur. La résistance a pu s’engager pour les aider à repousser notre ennemi. Les maquisards ont pu former un régiment et suivre nos sauveurs.
Après la libération des camps, certains résistants sont revenus. Je cite « Sur des camions, des squelettes aux yeux hagards, en pyjama rayé, revenaient de l’enfer » Comment cela s’est-il passé ? Ont-ils réussi à se réintégrer dans la vie Clunisoise ?
Lorsque nos déportés commencèrent à revenir nous ne pouvions pas les reconnaître. Pour tous, c’était inimaginable ! Nous n’osions pas les approcher, les femmes comme les hommes étaient méconnaissables dans leurs pyjamas rayés, les yeux hagards. Nous avions du mal à les reconnaître. Nous les regardions en pleurant…des silhouettes de cadavre. Ils parlaient peu. Nous écoutions sans comprendre. Il leur fallut un certain temps pour refaire une vie normale.
Qu’en était-il des familles qui ne voyaient pas revenir leurs proches ?
Pour les familles qui attendaient, il fallut, après quelques semaines se rendre à l’évidence, ils ne reviendraient pas. Certaines familles apprenaient le décès d’un père, d’un mari ou d’un fils. Ils pouvaient en parler à ceux qui avaient été proches au camp. Les autres devaient faire eux même des demandes auprès de la gendarmerie pour connaître la situation.
C’était déchirant de voir, des enfants et des mamans en pleurs. Tout s’écroulait pour eux, ils se sentaient perdus après avoir tellement attendu et fait des projets. La différence d’âge pouvait marquer les orphelins selon leur âge, déjà pour comprendre.
Et puis au fil du temps, la guerre finie, certains reprenaient leur vie avec plus ou moins de complications, d’autres n’attendaient plus rien. Dans une famille chacun est différent, tous n’ont pas la même façon de réagir.
Et en ce qui concerne votre famille ?
Dans ma famille c’était la désolation. Papa ne reviendrait pas.
Il ne connaîtra jamais le petit garçon né après son départ. Il ne connaîtra pas non plus son fils aîné de quinze ans tué par une balle « perdue ».
C’est très compliqué quand on a que onze ans de devenir un peu le chef de famille. Nous sommes des orphelins et nous ne sommes plus considérés comme les autres enfants. Du moins c’est ce que je pensais à onze ans. On ne peut plus pleurer si on a fait une petite bêtise.
Aujourd’hui vous faites partie de nombreuses associations telles que l’Amicale de Mauthausen, vous faites également des pèlerinages dans certains camps, vous participez à des commémorations, notamment celle de l’arrestation des résistants de Cluny et vous avez fait de nombreuses interventions dans les collèges et lycées. Vous avez également réalisé de nombreuses recherches pour retracer le parcours de votre père et l’Histoire de la déportation. Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à vous investir de cette façon ?
Les uns ont fait des vies normales, d’autres ont tourné le dos pour oublier. Plus tard certains ont fait des recherches, c’est mon cas. J’ai rencontré beaucoup d’anciens déportés, hommes ou femmes, qui m’ont aidé à comprendre ce qu’a vécu mon père au camp de Mauthausen. Au début c’était quelquefois difficile pour eux d’expliquer des choses horribles. J’ai fait des rencontres qui sont devenues plus que des amis(es). Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, je suis allée cinq fois au pèlerinage, où j’ai été très soutenue. J’ai rencontré des personnes qui ont vécu les mêmes drames que beaucoup connaissent. J’ai appris à maîtriser certaines douleurs et à aider ceux qui sont encore dans la peur. Tout cela m’a permis de reconstituer ce père qui m’a tellement manqué. Ma famille d’enfants et petits- enfants m’en parlent comme s’ils l’avaient connu.
Ils me demandent, maintenant qu’ils sont en âge de comprendre, de m’accompagner aux pèlerinages. Pour moi c’est un cadeau précieux.
Je suis très proche de ma sœur, de deux ans ma cadette, j’espère la convaincre de venir à avec moi. Elle n’est pas encore prête. Je l’attends, elle le sait.
J’ai eu des opportunités incroyables, des rencontres qui m’ont permis de découvrir ce monde de la déportation.
Ma tante Germaine MOREAU, déportée à Ravensbrück m’a appris beaucoup de choses. Je lui dois énormément pour toutes les heures passées ensemble me racontant le camp avec ses amies déportées. Elles ont connu pendant quelques mois le camp de Mauthausen.
Êtes-vous inquiète quant à la transmission de la mémoire aux nouvelles générations ?
Je suis assez étonnée et contente de voir ce que peuvent faire les professeurs d’Histoire. Il y a maintenant dix ans, j’ai fait des témoignages dans les écoles en région parisienne ; quelques uns depuis que j’habite à nouveau Cluny. Lorsque j’ai pris ma retraite, je suis allée dans un atelier d’écriture à Paris, où j’ai écrit tout à fait par hasard l’histoire de ma famille depuis mon enfance et pendant la guerre. Ce n’était pas prévu et j’ai pensé que c’était le destin. Voilà l’histoire des « Orphelins de la St-Valentin » sorti chez l’Harmattan. Ce petit livre m’a ouvert des portes et je suis devenue une militante de la mémoire.
Craignez-vous que nos sociétés, au vu des tensions actuelles, retombent dans de telles atrocités ?
C’est une peur qui nous inquiète tous, encore plus lorsque l’on a des enfants.
Dans l’optique de ce projet « Matricule 35 494 » nous nous rendrons pendant les vacances de printemps au camp d’Auschwitz-Birkenau en Pologne. Avez-vous des conseils, des recommandations, concernant cette visite, vous qui êtes allée plusieurs fois dans de tels endroits ?
Vous serez je pense bien préparés avec tout ce qui va se passer en Mars au lycée. Vous serez bien entourés et vous aurez aussi appris beaucoup de choses.
Camille Lachal – Terminale
Mes félicitations, un interview réussi. BRAVO!!!
annie
Merci, Camille, pour cet entretien tout à fait bouleversant. Il s’agit d’un beau mélange d’émotion et de précision dans les informations livrées…
Votre article tombe à pic, Camille, pour rappeler que le 6 janvier a été proclamée, journée mondiale des orphelins de guerre par les Nations-Unies.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes pour rappeler cette tragédie : en France, en 2006 le nombre d’orphelins de déportés encore vivants a été évalué à 13 177 pour les personnes d’origine juive et à 23 786 pour les personnes d’origines non-juives …