La scène inaugurale est paradoxale : dans un espace chrétien du cimetière de Düsseldorf, le 19 mai 2014, rares sont ceux qui assistent à l’inhumation de Cornelius Gurlitt. Un cousin, des avocats et autres hommes de loi. Pourtant, si le vieil homme, disparu à 80 ans, ne fréquentait personne, cloîtré depuis des années dans un appartement, il avait été brusquement placé en pleine lumière par le magazine Focus qui avait révélé la perquisition opérée à son domicile en février 2012.
A la suite d’un banal contrôle de la douane suisse, une enquête fiscale débouchait sur la mise au jour d’un inestimable trésor : la collection d’œuvres d’art réunie par son père pendant le IIIe Reich. Près de 1 500 pièces dont certaines signées Courbet, Picasso, Matisse, mais aussi Klee, Munch, Dix…
La disparition du fils du conservateur, galeriste et marchand d’art rallié au projet d’aryanisation de l’art cher à Goebbels, mit fin à la part juridique des investigations sur la constitution de ce trésor de guerre, mais la question de la spoliation des juifs de leurs biens et celle de la restitution des œuvres volées restent posées.
Musée idéal d’Hitler
A priori menacé par l’ascension des nazis – non seulement il se passionne pour l’art moderne tenu pour « dégénéré », mais il a une grand-mère juive, ce qui vaut à ce « métis juif de seconde catégorie » de perdrela direction du Kunstverein de Hambourg dès 1933 –, Hildebrand Gurlitt choisit de collaborer avec les nouveaux maîtres en assurant en 1938, avec trois autres galeristes, la vente des œuvres confisquées pour financer l’effort de guerre du Reich.
A partir du cas de Gurlitt, Stéphane Bentura démonte la logique à l’œuvre en Allemagne, puis élargie aux territoires soumis : le rôle de Drouot à Paris, dont la fréquentation ne faiblit pas sous l’Occupation, les prélèvements, dans les musées comme dans les collections privées, des œuvres destinées au musée idéal qu’Hitler envisage à Linz ou au propre bénéfice des galeristes à son service. On mesure au passage la facilité déconcertante avec laquelle Gurlitt trompe les « Monuments Men » qui l’interpellent en juin 1945 en Bavière et l’aplomb avec lequel il réclame – et obtient – la restitution des tableaux qu’il a volés au terme de deux ans de résidence surveillée. Glaçant.