Mon enterrement précipité, rencontre de Cloé avec Lucia, 90 ans, Cours-La-Ville 69470.
1942 : « J’avais 17 ans et j’étais à l’école, j’habitais en Crimée. Les Allemands sont venus et ont encerclé mon école. Ils nous ont fait monter dans des camions et nous ont emmenés à 50 km de chez moi, en ville, à Simferopol. Nous sommes restés là 3 jours.
Pour remplir tous les wagons du train, les Allemands ont visité toutes les écoles des villes aux alentours. Au final, il y avait 15 wagons dans lesquels nous étions tous entassés les uns sur les autres et nous n’avions toujours pas mangé.
Nous avons ensuite voyagé pendant 12 jours et 12 nuits debout dans ce train, sans se laver ; ils nous jetaient quelques pommes de terre cuites à l’eau : celui qui attrapait mangeait, les autres n’avaient rien. Arrivés à Varsovie, en Pologne, nous sommes descendus du train. Les Allemands nous ont fait déshabiller et ils s’amusaient à nous toucher les seins avec des bâtons. Alignés, ils nous ont aspergés de désinfectant. Nous sommes ensuite remontés dans le train. Arrivés en Autriche, nous avons été choisis par des infirmiers, pour savoir si nous étions aptes ou pas au travail.
J’ai été affectée dans une usine de cuir à Klagenfurt. Mon patron nous apportait des peaux de vaches : nous devions les faire pourrir puis, on enlevait les poils à la main ; nous avions comme repas, le soir, des soupes claires et quelques fois le dimanche soir des pâtes et des petits morceaux de betteraves ; c’était pour nous un festin. Chaque soir, un SS venait nous compter et restait pour nous surveiller durant la nuit.
Un jour, nous avons décidé de faire une grève de la faim en n’allant pas travailler. À 7 heures, les SS nous ont ordonné d’aller au travail, mais personne n’a bougé. À 8 heures de même, mais à 9 heures d’autres SS sont arrivés armés de mitrailleuses en nous menaçant d’être fusillés. La femme qui avait organisé cette grève a été emmenée par les SS et nous ne l’avons jamais revue.
Je suis restée 3 ans dans cette usine.
Au début nous pouvions aller en ville le dimanche ; nous étions par groupes de 2 et escortés par un SS de chaque côté. Dans les rues, les enfants allemands nous jetaient des cailloux en criant « Les cochons russes ! »
La guerre finie, nous avons continué à travailler pendant 5 jours. Ce n’est qu’au sixième jour que les Français et les Américains sont venus nous dire que la guerre était finie et que nous étions libres.
J’ai rencontré mon mari là-bas, en Autriche, lui était au STO (= Service du Travail Obligatoire). Je me suis mariée en Autriche pour pouvoir venir en France, car à ce moment-là, la majorité était fixée à 21 ans.
Arrivée en France, j’ai essayé de retrouver ma mère et j’ai donc envoyé beaucoup de lettres dans l’espoir d’une réponse.
Pendant ce temps-là, mes parents -me croyant morte- avaient fait mon enterrement sans moi !
La première lettre que j’ai reçue de ma mère date de 1946, à la naissance de ma première fille.
Ce n’est que 17 ans plus tard, que je suis retournée dans mon pays avec ma fille. À la gare de Simferopol, j’ai attendu mon frère et ma sœur mais je ne les ai pas reconnus. Lorsque je suis partie de chez moi, mon petit frère n’avait que 3 ans et là, il en avait 20 !
J’ai donc dû faire un appel au micro pour qu’on se retrouve.
Cloé Fougerard, Seconde
Quelle émotion !
L’histoire de ma mère est un papier collé a celle de Lucia Komaroba .
Ma mère est née en 1918 dans les environs de KOURSK. Quand les allemands ont envahi l’Ukraine, elle travaillait dans un sanatorium à YALTA. Prisonnière avec de nombreuses femmes, elle a subit le transport en wagon à bestiaux durant plusieurs jours (elle n’a jamais voulu me donner de détails). Arrivée dans un camp en Autriche à Klagenfurt elle a travaillé dans « cette »usine de cuir de la ville. Le travail était très dur, elles levaient à deux des peaux au bout de tiges pour les accrocher en hauteur. Par la suite ce travail lui a provoqué une importante descente d’organes… Elle m’a raconté ses sorties en ville le dimanche, la grève avec la disparition de la « meneuse » emmenée par les SS et aussi le bombardement du camp par les alliés ou elle a failli être tuée… Mon père (pas encore à cette époque) prisonnier de guerre français travaillait également dans cette tannerie. Il s’occupait des bains pour le traitement des peaux. Le liquide infecte et acide a provoqué d’énormes furoncles qu’il a eu du mal à se débarasser. Le camp des français jouxtait celui des femmes russes. Avec d’autres copains, voyant l’état femellique des femmes, ils s’arrangeaient à passer un peu de nourriture aux prisonnières russes. Une amitiée est née entre mon père et ma mère. Dès la fin de la guerre il lui a donné ses coordonnées. Ma mère a put passé entre les mailles du filet des soviètiques. Ces derniers essayaient de récupérer à tout prix les ressortissantes russes. Elles a rejoint mon père en FRANCE. Ils se sont mariés en 1946 et je suis né en 1947. Malgré ses nombreux courriers, ma mère n’a jamais réussi à établir le contact avec sa famille en Russie ! Elle n’a jamais su ce que sont devenus ses proches. Je ne connais donc pas PAS Ma famille de russie !
Merci pour ce commentaire très intéressant je connaissais très bien Lucia et elle m’avait dit que s’il me manquait des infos je pourrais me retourner vers elle mais malheureusement elle est décédée il y a peu de temps; j’aurais beaucoup aimé lui montrer ce commentaire.
Merci beaucoup
Quel dommage que Lucia soit décédée . J’aurai tant aimé établir un lien avec elle pour en savoir un peu plus sur l’histoire commune avec ma mère ! Sans doute se sont-elles rencontrées voir même connues dans ce camp ! Merci en tout cas de donner cette information car je m’en serais voulu de ne pas avoir établi un lien avec Lucia si elle était encore en vie .
Dancreuk
Et pourquoi ne feriez vous pas un petit article concernant votre famille et son histoire ? Nous pourrions le publier sur le blog et ainsi peut-être trouveriez-vous trace d’autres histoires similaires.
Cordialement,
Tout a été dit (voir également ma réponse ci-dessous à Esmeralda). Ma mère ne s’est guère étendue sur sa vie en URSS. Il y avait trop de misère,
trop de choses à taire car tout le monde surveillait tout le monde. C’est un réflexe qu’elle a gardé et c ‘est un traumatisme dont elle n’a jamais pu se défaire. De fait, elle avait du mal à exprimer ce qu’elle avait au fond d’elle-même . Je sais une chose: elle était la dernière d’une famille où il n’y avait que des filles (elle était la 6è). Ses parents étaient relativement âgés. Rapidement mise au travail dans les kolkhoses dès son plus jeune âge (de la région de Koursk pour se retrouver à Yalta), elle a perdu progressivement le contact avec ses proches. Elle ne les a pas revu avant sa déportation par les nazis.
Article vraiment très intéressant !
On imagine les souffrances de cette dame…et son courage ! Il serait aussi intéressant d’avoir des témoignages de personnes de sa génération qui vivaient à quelques kilomètres de la Crimée, en Ukraine (Bucovine mais aussi vallée du Dniepr, juste à côté de la frontière terrestre avec la Crimée) pendant la grande famine.
Si la persécution et la haine nazie sur le slave sont certaines, elle est sans commune mesure avec la persécution stalinienne des koulaks ukrainiens, des minorités tatares (de Crimée en particulier) et, un peu plus à l’est, des Kazakhs. On estime qu’entre 2.5 et 7.5 millions de personnes sont morts durant le Holodomor auxquelles s’ajoutent les déportations vers la Sibérie des Kazakhs…
Le quotidien des ukrainiens à l’époque de la jeunesse de cette dame n’était guère plus enviable que sa vie dans les camps quelques années plus tard: le cannibalisme devenu monnaie courante et la mort, omniprésente. Les programmes scolaires n’estiment pas important d’y passer autant de temps que sur la Shoah…et pourtant…
Par ailleurs, ton article est très intéressant pour éclairer la situation actuelle de la Crimée (car c’est le rôle premier de l’Histoire et des témoignages historiques). En effet, la Crimée, tout comme l’Ukraine de l’est, a subit une double purification: pour chaque train nazi partant à l’ouest dans les années 40, deux ou trois trains soviétiques ont emporté tatars, koulaks et autres minorités gênantes aux yeux de Staline dans les années 30 vers l’est. Est-ce si étonnant de trouver une grande uniformité russophone et russophile aujourd’hui dans le Donbass et en Crimée ? Avec l’émancipation du pouvoir central ukrainien, l’historiographie de l’Holodomor évolue, on pourrait être tenté de ré-examiner la Crimée également.
J’espère ne pas être trop hors-sujet, mais pris dans son sens large, ce blog « Matricule » devrait aussi pouvoir explorer les déportations staliniennes, pas moins éclairantes des phénomènes psychologiques et sociaux en œuvre lors des crimes de masse et cruciales pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Europe. Pour prolonger la réflexion et questionner le degré d’intentionnalité de Moscou, Michael ELLMAN (2007), Nicolas WERTH (2008) (+ Livre noir du communisme) …
Ma mère étant citoyenne russe (née près de Koursk) possédait un passeport russe pour se déplacer à travers l’Ukraine et se rendre à Yalta (lieu de travail). Il était obligatoire de le posséder, sinon il était impossible de se rendre d’une région à l’autre sous l’époque de Staline . Elle a vu cette misère et tous ces morts ukrainiens le long de ses trajets à travers l’Ukraine (très peu en réalité). Elle a côtoyé également cette minorité tatare opprimée en Crimée . Une de ses soeurs a été déportée au goulag pour contestation politique ! Elle ne l’a jamais revu, pire elle ne connaissait absolument pas l’endroit de sa déportation ! Bien sûr, il fallait éviter de parler . Un mot de travers par inadvertance, à table même en famille contre le régime stalinien pouvait avoir des conséquences graves ! Elle a gardé ce réflex de ne pas trop parler jusqu’à la fin de sa vie ! En effet le régime stalinien avait fait son oeuvre avant celui des nazis . Je ne peux pas dire qu’elle était heureuse en France après la perte de toute sa famille, mais elle vivait mieux et libre et avait créé sa propre famille !
Dancreuk
En 1945, ce sont cinq millions de travailleurs polonais et de travailleurs de l’Est « Ostarbeiter » (dont 57% de femmes comme Lucia) qui sont présents en Allemagne. Plus d’un million périrent de faim ou d’épuisement…
« Selon Hitler, « le Slave est un esclave-né qui réclame son maître. (…) Les peuples slaves sont inaptes à la vie autonome. »
La loi du sang. Penser et agir en nazi par Johann Chapoutot, éd. Gallimard.
c’est très bien BRAVO