Marcher sur les traces de l’Histoire… par Grace Rogier

Ce lundi 25 avril 2016, il est 8 h 05 environ quand le bus démarre enfin et quitte Nevers. Pendant les 10 heures de route qui nous séparent de notre destination, Esslingen en Allemagne, j’ai le temps de beaucoup penser à ce que va être ce voyage. Je me pose beaucoup de questions. Que vais-je voir et découvrir exactement ? Comment cela va-t-il se passer ?

Je crois qu’au début, je ne pense pas vraiment aux différentes visites historiques prévues par nos professeurs et présentées sur le programme. En fait, je me soucie plus de retrouver nos partenaires allemands, nos correspondants déjà rencontrés, il y a de cela quelques mois en France.

Et en même temps, je suis aussi assez curieuse. Je vais enfin découvrir ce pays dont j’ai tellement entendu parler en classe, que ce soit en cours d’histoire géographie ou en cours d’Allemand. Oui, je vais enfin découvrir ce pays qui fut autrefois l’ennemi premier de la France.

Différentes choses se mélangent dans ma tête. A cause des cours étudiés sur les grandes guerres, j’ai, c’est vrai, une image plutôt mauvaise des Allemands. Et puis, il y a ces Allemands, ceux que j’ai côtoyés en France, qui n’ont plus rien à voir avec ceux qui ont déclaré la guerre aux Français… Je les ai d’ailleurs trouvés très chaleureux en octobre et je suis même impatiente de les revoir…

Mercredi 27 avril, presqu’à mi-parcours de notre séjour, et après des activités plus classiques et ludiques, nous effectuons une visite particulièrement intéressante qui nous montre les grandes étapes et l’évolution des relations franco-allemandes. C’est un peu comme si on nous donnait l’occasion pour un moment de « remonter le temps ». Le Musée de l’Histoire du Baden-Württemberg (Haus der Geschichte Baden-Württemberg) présente, à travers le récit de l’Histoire de cette région de 1790 à nos jours, l’Histoire qui lie tout particulièrement nos deux pays depuis l’époque napoléonienne.

Nos correspondants sont là avec nous et écoutent aussi attentivement que nous. Nous traversons les salles comme si nous traversions les époques et découvrons ou redécouvrons certains de ces conflits destructeurs, très douloureux qui jalonnent l’histoire commune de nos deux pays. J’observe le groupe de correspondants qui se trouve à côté de moi et il me semble qu’eux-aussi ont tout autant besoin ou envie que nous de mieux comprendre le pourquoi du comment. Je me dis que c’est bête, qu’ils doivent bien savoir depuis longtemps que tout est de leur faute à eux, Allemands. Nous l’apprenons en classe, ne l’apprennent-ils pas eux aussi ? Et puis, je me reprends. Comment leur en vouloir ? Ils sont Allemands, c’est vrai, mais je juge peut-être un peu vite. Ils ne sont tout de même pas coupables ou responsables des erreurs de leurs ancêtres…

C’est vrai que beaucoup de sang a coulé, que beaucoup de larmes ont été versées, que des familles ont été brisées mais cela s’est passé des deux côtés du Rhin… Et puis, puisque tout a commencé avec la conquête de Napoléon, peut-être pensent-ils que nous avons tout déclenché ? Et ce que je peux ressentir, peut-être le ressentent-ils aussi ? Et d’ailleurs, si eux aussi pensaient que nous sommes « des méchants » et qu’ils nous en voulaient… Je ne sais plus quoi penser.

Je me demande même parfois comment deux pays qui ont traversé trois conflits aussi sanglants peuvent autant parler d’amitié.

Vendredi 29 avril, nous nous rendons aux Archives du Baden-Württemberg (Landesarchiv Baden-Württemberg). Là bas, j’ai la chance de voir des documents authentiques, de vrais documents d’époque. C’est une impression étrange que de se dire que les feuilles de parchemin (un contrat de mariage entre le frère de Napoléon et Katharina, la fille du roi Friedrich) qui se trouvent sur la table devant moi ont été posées devant Napoléon en personne et qu’il les a signées de sa propre main, qu’il y a même apposé son sceau.

Les archives du Baden-Württemberg, comme tous les centres d’archives, renferment énormément de documents du passé. Des documents « précieux ». Ils ne paraissent pas tous l’être, peut-être, car tous n’ont pas été touchés par les grands de ce monde (comme le parchemin signé par Napoléon) et pourtant ils le sont car ils servent à constituer une « mémoire » pour les générations futures.

C’est le cas des affiches de propagande allemande datant de la première guerre mondiale que l’on nous présente. Elles étaient faites pour inciter les gens à donner de l’argent pour aider à financer la guerre. Un dernier soutien, un dernier effort. Je ne sais pas ce qui m’impressionne le plus, si c’est le fait que d’autres avant moi se sont retrouvés dans d’autres circonstances, bien moins agréables, devant ces mêmes affiches ou si c’est le fait qu’elles évoquent cette guerre.

Et puis vient l’atelier où nous travaillons sur des clichés de la guerre. Ce sont des photos en noir et blanc prises par un reporter de guerre allemand pendant le conflit de 14-18. Ces photos montrent différents aspects de la vie quotidienne des soldats. Je m’interroge, car aucune de ces photos ne montre la cruauté ou les horreurs auxquelles on s’attend. Il s’agit là, apprend-on, de reportages photographiques de propagande, pour ne pas inquiéter de futurs engagés, pour garder au beau fixe le moral des troupes. Est-ce un simple hasard que nous travaillions sur ces photos ou est-ce que les Allemands ont du mal avec la réalité et les atrocités qu’ils ont commises ?

Plus la semaine avance et plus j’ai envie d’en savoir plus. Nous sommes en 2016 et c’est actuellement le centenaire de la 1ère guerre mondiale. Tout le monde en parle. J’ai envie d’en parler. Il est important de regarder le passé avec lucidité et honnêteté pour pouvoir construire convenablement le présent et le futur. La 1ère guerre mondiale est maintenant très lointaine de nos vies, pourtant, peut-on, doit-on oublier ses cicatrices et les blessures qu’elle a engendrées ?

J’ai maintenant plus envie que jamais de me rendre à Verdun, ce lieu historique et symbolique pour nous, Français, qui porte toujours les traces de cette souffrance.

Samedi 30 avril, c’est le jour du départ mais aussi le jour où nous allons à Verdun. Cette ville est souvent associée à l’horreur, car c’est ici que se passa la bataille de Verdun. Oui, c’est là même où des milliers de nos soldats donnèrent leur vie pour leur pays.

J’essaie de me mettre un instant dans la peau de l’un de ces soldats qui s’engageaient pour aller combattre au front et je me dis que cela devait être horrible. Certains d’entre eux n’étaient pas beaucoup plus âgés que moi. Comment ne pas ressentir une terrible angoisse ? Sentir que la mort est proche, ne pas savoir comment elle vous aura, mort rapide par une explosion d’obus inattendue ou mort lente et douloureuse à cause de la maladie, de la faim ou du froid… Avoir ce sentiment de peur constante, de « peur au ventre » doit être atroce à supporter.

Et puis, il y a les familles. Leurs familles leur manquaient sans doute beaucoup. Et eux aussi, ils devaient manquer à leurs familles, elles devaient souffrir et appréhender fortement de ne plus jamais les revoir. Je crois que je ne me rends pas vraiment compte. J’essaie d’imaginer, c’est vrai, mais même avec beaucoup d’efforts, je crois que mes pensées ne sont pas à la hauteur de ce que ces soldats ont dû vivre, de leurs conditions de vie, de leur sacrifice.

Bien sûr, spontanément, je me mets dans la peau d’un poilu français mais finalement mon imagination pourrait tout aussi bien me glisser dans la peau d’un soldat allemand. J’espère que marcher sur le sol qu’ils ont jadis foulé, me permettra de mieux réaliser tout cela.

Enfin arrivés, nous nous rendons d’abord à l’Ossuaire de Douaumont, là où reposent de nombreux soldats tués durant la bataille de Verdun de 1916. Impatiente de me dégourdir les jambes, je m’empresse de descendre du bus. C’est alors que je découvre l’imposant monument. On m’avait parlé d’une forme d’épée dont la lame invisible et symbolique était plantée dans le sol en signe de paix. Je la perçois et en cet instant j’ai l’impression que c’est dans mon cœur qu’elle se plante.

Je fais le tour du bâtiment. Une des premières choses que j’aperçois est un grand terrain de verdure très propre entouré de buissons parfaitement sculptés avec pour seul décor en son milieu un drapeau français. Je tourne légèrement la tête et mon regard est immédiatement attiré par des croix blanches, des dizaines, des centaines, de milliers de croix blanches qui s’alignent à perte de vue au fur et à mesure que mon regard embrasse le paysage. Elles sont toutes parfaitement identiques. C’est un immense cimetière.

Je suis stupéfaite par ce nombre incalculable de croix qui me fait face. Et elles ne représentent que quelques-uns des soldats tués… Mon estomac se noue. Je suis horrifiée de constater à quel point l’Homme peut être cruel envers ses semblables et qu’il capable de tuer autant d’êtres humains. Cette idée me révolte.

En avançant vers l’Ossuaire, j’aperçois sur les murs de pierre abîmés par le temps les armoiries de villes françaises. Tout en marchant silencieusement je les regarde une par une. Soudain, je m’arrête en découvrant celle de la ville de Nevers. C’est la ville d’où je viens et j’en ressens une certaine fierté.

Je retrouve une amie et nous décidons d’entrer ensemble dans l’Ossuaire. Nous échangeons quelques mots sur ce que nous venons de voir. Une fois entrées, le silence se fait entendre, seul le bruit des talons claquant contre la pierre du sol résonne. Il fait frais et humide, l’ambiance est pesante, seules quelques bougies brillent. Un frisson m’envahit. Je n’aime pas vraiment cet endroit : il me rappelle l’ambiance d’un enterrement. Je repense alors aux familles des soldats victimes et à quel point cela a dû être dur pour elles. C’est ici que l’on se recueille, cet endroit inspire tellement de respect.

Et je ne suis pas au bout de « mes surprises ». Je voulais voir, oui, je voulais comprendre, mais je crois que je ne m’attendais pas à ce que j’allais découvrir. Dehors, j’entends certains de mes camarades qui échangent des paroles d’étonnement et se sont agglutinés devant ce qui ressemble à des petites fenêtres en bas des murs extérieurs. Intriguée, je me dirige vers eux. Je m’approche de l’une d’entre elles. Ce que je vois me fait froid dans le dos. Un tas d’ossements est amassé là pêle-mêle, oui, des monticules d’os entassés les uns sur les autres et complètement éparpillés… ce sont des fémurs, des tibias, des milliers d’os indifférenciés et des crânes … humains. Je distingue nettement quatre d’entre eux qui se font face et se regardent tout comme s’ils complotaient. Voir ces têtes me dégoûte un peu. Je vais de vitre en vitre et constate que plus j’avance, et plus il y en a d’exposés à la vue de tous. On a si peu l’occasion de voir d’habitude la mort en face. Mais c’est bien la mort qui est là comme exposée en vitrine, la mort d’un nombre inimaginable de guerriers.

Je réalise qu’ils appartiennent à des soldats non identifiés, français et allemands et qu’après s’être battus les uns contre les autres, emplis de haine pour l’ennemi d’en face, tous sont maintenant liés à jamais dans la mort pour l’éternité. Quel drôle de destin et d’ironie du sort. Peu importe le camp, peu importe les idéaux de chacun, le résultat est le même…

Après la visite de l’Ossuaire, nous allons maintenant au Fort de Douaumont. Nous restons un instant dans le hall puis nous pénétrons à l’intérieur. L’endroit est sombre et un grand changement de température se fait ressentir. On dirait que tout pourrait s’écrouler d’un moment à un autre, ce qui ne me rassure pas. Je constate que les conditions de vie étaient assez médiocres. Nous voyons des dortoirs, des dépôts de munitions, des puits à citerne d’eau potable, les latrines. Le guide est passionnant et sait à coup de petites anecdotes nous rendre ce passé accessible et vivant. Il explique des détails répugnants sur les seaux à vider lorsqu’en temps de guerre, les latrines n’étaient pas utilisables. La puanteur était si forte que certains soldats n’y résistaient pas et faisaient des malaises. Rien que l’évocation de cette odeur infecte me donne la nausée.

Je suis sidérée par tout ce que j’apprends. Les attaques d’obus pour reprendre le fort à l’ennemi, les salles murées pour servir de tombeau, les morts parfois juste accidentelles. Cela me rend triste de savoir que beaucoup sont morts dans un simple accident. Non seulement ces hommes avaient à vivre au quotidien avec la peur de mourir mais leurs conditions de vie étaient souvent pitoyables.

Dans le fort, je me sens enfin au plus proche de la vie des soldats de cette époque. Cette visite est une sorte de « pèlerinage ». Déambuler dans les couloirs froids et humides de pierre, les mêmes que nos soldats ou que les soldats allemands ont parcouru aux moments les plus forts du conflit. Tout cela me procure un sentiment bizarre. Oui, c’est un sentiment extrêmement bizarre que de marcher là où les soldats se trouvaient, de voir les mêmes paysages qu’eux, les mêmes murs en pierre… C’est un peu comme marcher sur les traces de l’Histoire.

J’ai l’impression que depuis cette visite j’ai pris conscience de plusieurs choses. Français, Allemands… je ne cherche plus vraiment à savoir qui est coupable, qui sont  « les gentils », qui sont « les méchants ». Cela a maintenant moins d’importance pour moi. Mon regard a changé. Tous, nous sommes tous simplement des victimes. Des victimes de la guerre et de ses atrocités.

 Je comprends maintenant mieux pourquoi la France et l’Allemagne s’évertuent tant à construire des relations d’amitié solides et durables. Qui mieux que deux anciens ennemis, deux peuples qui ont payé de leur sang le prix de la guerre sont à même de montrer au monde qu’il existe d’autres voies. Quel bel hommage aux soldats tués que de décider ensemble de reconnaître les erreurs du passé et de fièrement montrer l’exemple pour aider les peuples à construire un avenir meilleur.

Et en même temps, je prends conscience de la nécessité de ne pas oublier, de commémorer, d’honorer, de célébrer toutes ces dates, tous ces lieux. Ils nous apprennent tant sur notre pays et sur nous-mêmes. On a tendance à juger si hâtivement, lorsque l’on a plus de préjugés que de réelles connaissances des choses. Moi-même, je me suis parfois un peu perdue.

 Se souvenir du passé pour ne plus recommencer, dit-on, apprendre de ses erreurs, tant de phrases qui prennent réellement un sens maintenant à mes yeux. Elles résonnent en moi et viennent faire écho à celle inscrite au dessus de la porte par laquelle nous sommes entrés dans le fort : « celui qui se moque du passé, n’est pas digne du futur ».

Texte publié avec l’aimable autorisation de Grace

Grace Rogier obtient le Prix du Centenaire décerné par la Fédération Maginot pour son récit de voyage en Allemagne et à Verdun.

Début septembre 2016, nous avons appris que le récit de voyage de notre camarade de classe, Grace Rogier, avait été retenu par le jury du concours organisé par la Fédération Nationale André Maginot des Anciens Combattants. Son travail sur le devoir de mémoire lui permet de recevoir le Prix du Centenaire et nous sommes très heureux pour elle. Elle le recevra le samedi 14 janvier 2017, en présence de Monsieur Diez-Pomares, Président de la section fédérale de la Nièvre – GR127 et de ses professeurs.

Elle a participé au voyage à Esslingen en Allemagne (du 25 au 30 avril 2016) avec nos enseignantes, B. Robin (Lettres Allemand) et C. Legros (Lettres Histoire) et 23 autres élèves de la classe et du lycée.

Au cours de ce voyage, elle a pris des notes et des photos en visitant le Musée de l’Histoire ainsi que les Archives du Baden-Würtemberg ; ces activités étaient partagées avec les jeunes correspondants allemands.

Sur la route du retour à Nevers, il y a eu ces visites à Verdun, à l’Ossuaire et au Fort de Douaumont.

Grace nous autorise à publier ce récit sur ce blog et nous la remercions. Nous la connaissons bien depuis plus d’un an ; jeune fille très discrète, on ressent pourtant toute sa sensibilité au service de ce travail de mémoire. On la suit quand elle nous rappelle qu’il nous faut se souvenir du passé pour ne plus recommencer…