La consolation du sauvage
Si je n’avais pas croisé la panthère, aurais-je été cruellement déçu ? Trois semaines dans l’ozone n’avaient pas suffi à tuer en moi l’Européen cartésien. Je préférais toujours la réalisation des rêves à la torpeur de I’espérance.
En cas d’échec, les philosophies de l’Orient cuites sur le plateau tibétain ou dans la fournaise gangétique m’auraient fourni une consolation par l’exercice du renoncement. Si la panthère n’était pas venue, je me serais félicité de son absence. C’était la méthode fataliste de Peter Matthiessen : voir dans leur propre dérobade la vanité des choses. Ainsi procède le renard de La Fonraine : il méprise les raisins quand il comprend leur inaccessibilité.
J’aurais pu m’en remettre à la divinité de la Baghavad-Gita. J’aurais suivi l’injonction de Krishna à Arjuna : considérer d’un même coeur le succès et l’échec. » La panthère est devant toi, réjouis-toi, et si elle n’est pas là, réjouis-toi tout autant », m’aurait-il murmuré. Ah, quel opium que la Baghavad-Gita, et comme Krishna avait raison de faire du monde une plaine sans relief battu par le vent de l’égalité d’âme, autre nom du sommeil !
Ou bien serais-je revenu au Tao. J’aurais considéré l’absence équivalente à la présence. Ne pas voir la panthère m’aurait été une manière de voir.
En dernier recours, il y aurait eu le Bouddha. Le Prince des jardins révélait que rien n’est douloureux comme l’attente. II aurait suffi de me débarrasser du désir de surprendre un animal caracolant dans Ies rocaiIles.
L’Asie, inépuisable pharmacopée morale. L’Occident, lui aussi, possédait ses remèdes. L’un d’ordre chrétien, l’autre de facture contemporaine. Les catholiques cicatrisaient la souffrance par une tactique semi-narcissique et semi-christique. Elle consistait à se féliciter de sa déception : » Seigneur, si je n’ai pas vu la panthère c’est que je ne suis pas digne de la recevoir et je te remercie de m’avoir épargné la vanité de sa rencontre. » L’homme moderne, lui, disposait d’un viatique : la récrimination. II suffisait de se considérer victime pour s’épargner l’aveu de l’échec. J’aurais pu me lamenter ainsi : « Munier a mal placé ses affûts, Marie faisait trop de bruit, mes parents m’ont rendu myope ! En outre, les riches ont flingué les panthères, pauvre de moi ! ». Chercher des coupables occupait le temps et économisait l’introspection.
Mais je n’avais rien à consoler puisque j’avais croisé le beau visage de l’esprit des pierres. Son image, glissée sous mes paupières, vivait en moi. Quand je fermais les yeux, je voyais sa face de chat hautain, ses traits plissés vers un museau délicat et terrible. J’avais vu la panthère, j’avais volé le feu. Je portais en moi le tison.
J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante car la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer (…) »
La panthère des neiges, Sylvain Tesson